Chalet Reynard valeur refuge
Planté à 6 km du sommet du mont Ventoux, le bar-restaurant, vieux de près d’un siècle, a acquis une dimension mythique. Un « haut lieu dans le haut lieu », où le cycliste reprend son souffle.
2 May 2025 - Vélo Magazine
Par Pierre Périllat. photos Claire Gaby/l’équipe.
Ici, on se déchausse volontiers. Ce n’est pas la mosquée, mais un sacré lieu de culte quand même, totalement éligible à la rubrique éponyme. On ôte les pompes, donc, hop, aussi les chaussettes, et on met les doigts de pieds en éventail, on étend les jambes sur un banc de bois réchauffé par le soleil printanier, en osmose avec ces gros lézards paressant tout près dans la pierraille. Faute de pouvoir contempler l’observatoire à la pointe rouge et blanche comme la fusée de Tintin, aperçu dans l’ascension (l’observatoire, pas Tintin, quoique l’on soit parfois en proie aux hallucinations) et qui se révèlera à nouveau un virage plus haut, on regarde loin devant. Angles bouchés, fenêtre panoramique limitée. Plein sud-ouest, la pointe de l’étang de Berre – la Méditerranée se situe un peu plus à gauche. Est-ce la promesse de la mer, si lointaine, si proche, certains tombent même le maillot, exhibent les abdos et... se reloquent très vite, parce que tout de même, ça caille.
Le chalet Reynard est né dans les années 1920 quand les Vauclusiens étaient incités à skier sur le Géant de Provence. Situé sur le seul replat de l’ascension, il offre une halte indispensable avant la montée finale (à dr.) et marque l’exacte frontière avec la partie dénudée du Ventoux.
Au chalet Reynard, l’habillement du consommateur constitue un précieux indice sur le stade auquel il se situe dans sa quête cycliste du Ventoux. Torse nu : il vient d’arriver en provenance de Bédoin, tout suant de ses 10 km à 10 % dans la forêt depuis le virage de Saint-estève – une bourrasque va refroidir son optimisme. Maillot manche-longue-chasuble, ou carrément imper : il a mis un point d’honneur à grimper jusqu’à la cime sans s’arrêter et s’accorde une halte une fois seulement l’objectif atteint. Juste maillot : il a décidé de s’attarder au chalet, a eu chaud, puis froid, puis re-chaud, s’est découvert, couvert, redécouvert, et a donc opté pour ce compromis vestimentaire.
L’endroit est relativement abrité. Cela, Marcelle « Manin » Reynard le savait bien. Si l’on en croit la légende colportée à la vitesse du mistral, la dame avait un temps envisagé installer le refuge à quelques encablures, l’endroit désigné par les gens du coin sous le nom de l’ermitan, mais les rafales l’en ont dissuadée. Depuis 1927, le chalet Reynard est planté à 1417 m d’altitude, à un peu plus de 6 km du sommet, au croisement de la route de Bédoin et de celle de Sault, dans une espèce de renfoncement, une sorte de cavité offrant un abri relatif au milieu d’une nature inhospitalière.
C’était bien, chez Manin
Qu’on l’atteigne la socquette légère ou en état d’hypoglycémie, le chalet constitue toujours un soulagement. Le seul et unique replat du Ventoux. Un moment de temporisation, même pour les professionnels – s’il faut recoller au groupe Armstrong avant de poser six sacs aussi sec, c’est maintenant, n’est-ce pas Marco Pantani ? À partir de là, la végétation, déjà en voie de rabougrissement, laisse définitivement place aux cailloux blancs. Nous sommes à l’exacte frontière cheveux-crâne nu d’un sujet atteint d’une alopécie sévère. Le chalet : un sas, une antichambre, la porte d’un autre monde. Un avertissement : si l’on a présumé de ses forces, si l’on commence à voir des étoiles, un plat de pâtes, Charly Gaul sous speed dansant la tecktonik, prière de s’arrêter immédiatement. Activer la balise Argos du navigateur par gros temps, respecter l’arrêt canette avant l’arrêt cardiaque.
À l’intérieur, au-dessus du comptoir, sur le mur de lambris, le portrait encadré de Manin. Sèche, émaciée. Un personnage d’alphonse Daudet. Quelque chose nous dit que la solide Provençale aurait eu un bon coup de chausson si elle avait dû gravir « sa » montagne à bicyclette. Entre deux travaux de bûcheronnage, elle charriait à de mulets ou sur des traîneaux le ravito acheté tout en bas. Manin était la fille d’eugène Reynard, un apiculteur de Bédoin. Eugène avait un ami, un certain Pierre de Champeville, dont une plaque de marbre fixée à deux pas du chalet rappelle les qualités : « Artiste-peintre, professeur au collège de Carpentras, présidentfondateur du syndicat d’initiative de Carpentras et du mont Ventoux, apôtre du tourisme et des sports d’hiver en Vaucluse ». Dès 1925, Champeville a incité les skieurs à glisser sur les pentes du Géant de Provence. Il fallait un toit pour abriter ces pionniers : ce serait le chalet érigé sur un terrain, propriété d’eugène Reynard, enclin à affecter sa fille à ce poste avancé. S’il est né sous l’égide des sports d’hiver, l’édifice, amélioré, solidifié et réhaussé au fil des décennies et des dix patrons successifs (estimation basse), doit sa notoriété au roi des sports d’été : le cyclisme.
Thierry, qui travaille comme serveur au chalet, est toujours prêt à remplir d’eau les bidons des grimpeurs. Au fil des années, des patrons et des rénovations, le lieu s’est transformé : il abrite désormais un resto semi-gastronomique à l’étage.
De l’eau à la tireuse
Le Tour de France l’a consacré dès 1951, dans le sens de la descente. L’année suivante, Jean Robic, échappé seul et promis à la victoire à Avignon, est passé devant l’établissement, ouvrant la route à Bobet (1955), Charly Gaul (1958, formule chrono), Raymond Poulidor (1965), en passant par Eddy Merckx (1970), et ainsi de suite jusqu’à Wout van Aert en 2021. N’escomptez pas y croiser un seul professionnel. Même à l’entraînement, le coursier aguerri n’a pas le temps pour ça. Comment lui en tenir rigueur ? Le chalet doit sa notoriété à la venue des champions sur les flancs du Ventoux. La frêle construction de plain-pied devenue solide bâtisse avec resto semigastronomique à l’étage a été le témoin muet d’un Eros Poli dont le gabarit et la vitesse ascensionnelle de cyclotouriste (autour de 13 km/h, direct de France Télévisions faisant foi) plaidait objectivement pour une pause café, comme d’un Christopher Froome supersonique dont les pneus crissaient dans la courbe à gauche, laissant un panache de fumée dans son sillage.
Thierry préfère sûrement Poli. Non que le salarié du chalet, toujours disposé à remplir d’eau les bidons des assoiffés sans un sou au moyen d’une tireuse à bière, soit un cycliste fervent – il n’a d’ailleurs jamais monté le Ventoux à vélo. Simplement, le passage des coureurs du Tour offre un bref moment de répit aux employés sollicités de toutes parts. Bosser là-haut s’apparente à un sacerdoce : le chalet ouvre toute l’année, du coup, par commodité, tout le personnel vit côté versant sud ou est, se rend au taf via les dépardos tementales 974 ou 164 ; sauf à aimer les larges détours, pas question en effet de crécher à Malaucène, au pied de la face nord, on serait marron, bloqué 130 jours par an à la barrière du mont Serein. Nous en étions aux après-midi de Grande Boucle. « On souffle, et ça repart direct dès que la tête de la course est passée », soupire le barman, sur le pont dès 4 heures du matin. Il remettra ça le 22 juillet prochain. Le paysage d’ordinaire blanc aura viré noir de monde ; la configuration s’y prête, un amphithéâtre. Affluence oblige, vente à emporter seulement, le client ne pourra pas s’asseoir. « Ça continue jusqu’à 21 heures », évalue le quinqua souvent au taquet. Et parfois dans le secret des dieux. Quand la direction du Tour, inquiète de la météo au sommet du « mont chauve », a décidé d’avancer l’arrivée de la 12e étape de l’édition 2016 au chalet, « nous l’avons su la veille ». Un PC course avait été sommairement aménagé à l’étage, privatisé par l’état-major D’ASO. Une arrivée au chalet, on avait déjà vu ça sur Paris-nice ou le défunt Tour du Vaucluse, disputés tôt dans la saison, quand on ne peut aller plus haut. Mais sur le Tour, jamais, et sans doute faut-il consentir quelques génuflexions à Éole, en remerciement d’une consécration tellement méritée pour un emplacement irréductible à un repère kilométrique ou de chronométrage.
Le Ventoux tue et, s’il est un poison, le chalet Reynard est son antidote. Guillaume, un cyclo de Boulogne-billancourt, le claironne en terrasse : « Le chalet nous a sauvé la vie, autrefois ! » Lance Armstrong prolongeait son sinistre règne, Guillaume vivait à New York, il avait entrepris l’ascension par Malaucène avec un peloton de 22 Américains. Mi-mai, ça passe ou ça casse. C’était une de ces journées grises propices au déchaînement des tempêtes. Au sommet, vent à 100 km/h. Apeurée et frigorifiée, la petite troupe était descendue sur les freins vers le salut, le phare dans la tourmente, ouvert comme il se devait. « On a pu manger, se réchauffer. On a passé peut-être deux heures à l’intérieur, super bien accueillis. Le patron nous avait offert un coup de pinard, puis un autre… On s’est pris une demi-caisse. » À chaque revoyure, les Américains parlent toujours de leur expédition vauclusienne ; plus que le Ventoux, ils évoquent le chalet Reynard, « l’aigle royal, poursuit Guillaume, très en verve. Il surplombe, il nous regarde. Peut-être se moque-t-il de nous, on ne sait pas. Mais il est là. »
Félicitations du samu
Un autre Guillaume, lui aussi originaire des Hauts-de-seine, a quand même voulu s’en assurer. Voici quelques années, le licencié à L’ACBB section triathlon a accompli le tour de force de grimper le Ventoux sans même voir le chalet. Motif : trop chiffon, laminé par un développement déraisonnable, dans le cirage complet. Le cyclo est cette fois plus en cannes, assez lucide pour apprécier une adresse où l’on trouve un peu de tout. Outre le restaurant à l’étage, où le chef accommode la truffe, le rez-de-chaussée célèbre les valeurs sûres, boissons fraîches en canettes, chaudes dans une tasse, du snacking avec les efficaces pizzas, des produits locaux à l’image de ce saucisson baptisé « cochon du mont Ventoux », des chouchous de fête foraine, et cette liqueur verte à 30,6° en provenance de la distillerie Manguin, une petite bouteille de 10 cl. Le breuvage doit bien avoir quelques propriétés dopantes, mais Thierry et ses collègues évitent de le servir aux cyclos en proie à un malaise. « On leur file plutôt un morceau de sucre ou du coca. » Parfois, l’état du patient nécessite un traitement plus lourd. « Nous avons un défibrillateur, au cas où. On s’en sert deux fois par an. » Un jour d’urgence médicale, Thierry and co ont déchoqué à trois reprises un cycliste subclaquant. Le coeur est reparti. « Le Samu nous a félicités. » Parfois, hélas, les cafetiers-réanimateurs sont impuissants. Un Allemand de 130 kg au visage cramoisi a juste eu le temps de commander un Orangina. Il s’est assis, et Thierry l’a vu tomber à la renverse, raide mort.
Le compatriote d’ullrich n’aurait pu dicter ses dernières volontés au portable... Le réseau téléphonique est capricieux, pour ne pas dire inexistant. Seules les ondes hertziennes captées par Juan Chacon, taulier du chalet depuis vingt-deux ans, offrent une réception cinq sur cinq. Utile quand le renfort de l’hélico de la sécurité civile se fait impératif. Parvenu au chalet, c’est humain, on ressent la nécessité de communiquer avec les absents. L’observateur ne se lasse pas du spectacle rafraîchissant comme un soda goulûment tété des grimpeurs en quête d’une barre de réception. Rien ne presse, messieurs-dames. Profitez. Il sera bien temps, à la fin de la redescente, de sentir dans la poche arrière les vibrations du smartphone ressuscité, restituant appels en absence et autres notifications. Dans ce théâtre de mise en abîme, « haut lieu dans le haut lieu », la vie quotidienne et ses sollicitations souffrent délai.
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Y aller
Le chemin le plus court et le plus emprunté (mais pas le moins ardu) reste le versant sud, depuis Bédoin.
15 km avec une pente oscillant entre 8 et 10 % sitôt passé le virage du hameau de Saint-estève. Pour une approche plus cool (et plus longue), on peut grimper par Sault : 17,5 km à 4 % de moyenne, sur une route bien moins fréquentée. Enfin, il est possible de rejoindre le chalet après avoir gravi le versant nord : 21 km d’ascension à 7,5 %, puis la descente de 6 km.
Le chalet à VTT
Le Ventoux recèle de nombreux sentiers à parcourir en VTT. L’espace VTT-FFC Ventoux recense près de 300 km de pistes, 18 circuits. L’un d’eux, long de 12,5 km avec 400 m de D+, tournicote autour du chalet.
S’enlivrer du Ventoux
Deux ouvrages vous dispenseront le niveau d’instruction correct pour causer vélo au Ventoux : l’efficace quoique factuel Les grandes heures du Tour de France au Ventoux, par Bernard Mondon (éditions Equinoxe, maintes fois réédité et augmenté), et le solide Le Ventoux, sommet de la folie, édité en 2009 par L’équipe, avec des textes de Patrick Fillion.
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