Havraisemblable
Pogba, une histoire française (1/3): l'éclosion chez le doyen
Recruté en catimini par le club doyen en 2007, Paul Pogba en est parti dès l’âge de 16 ans pour Manchester United sans jamais avoir joué avec les pros. Seize ans plus tard, le goût du gâchis persiste.
"Paul était le boss, il émergeait, il prenait le ballon et emmenait les autres.
Il avait la classe et mettait des gros tacles.
Il avait un côté désinvolte mais il était sûr de réussir partout.
Il n’avait peur de rien et quand il fallait répondre sous pression, il était là "
- GUY FERRIER, SON ANCIEN SÉLECTIONNEUR
EN ÉQUIPE DE FRANCE U16
"L’échec est de ne pas avoir réussi à le protéger de son propre environnement. Nos jeunes, on cherche à les préserver des risques du milieu, mais Paul n’avait pas l’entourage correspondant à son niveau et sa carrière. La suite l’a prouvé et je ne m’en réjouis pas"
- JEAN-PIERRE ANCIEN PRÉSIDENT DU HAC
16 Jul 2025 - L'Équipe
RÉGIS TESTELIN
L’histoire a commencé en 2006, lorsque Oualid Tanazefti, alors recruteur pour Le Havre en région parisienne, signale à Franck Sale, son boss dans le club normand, la présence d’un milieu de terrain de 13 ans dans les rangs de l’US Torcy (Seine-et-Marne). Il s’appelle Paul Pogba et vient de lui faire forte impression face à Sannois Saint-Gratien (Val-d’Oise). Avant de rejoindre Torcy quelques mois plus tôt, le garçon a joué durant sept ans à l’US Roissy-en-Brie (Seine-et-Marne). Son profil détonne dans le paysage des ados et Sale, qui suit Tanazefti les yeux fermés, se déplace.Paul Pogba sous les couleurs du Havre en octobre 2008, quelques mois avant son départ pour Manchester United.
« Je suis allé voir jouer Paul quatre fois avec Torcy, mais c’était trois fois de trop, s’amuse Sale, 60 ans désormais, responsable du recrutement au HAC entre 2000 et 2012, puis de 2017 à 2023. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas le remarquer dès la première fois. À 13 ans, il avait une personnalité incroyable. C’était le patron de l’équipe, il aboyait, il voyait tout, il savait ce que l’équipe devait faire et ce qu’il devait faire pour elle. »
Le HAC veut Pogba mais la concurrence est rude. Rennes et le Paris-SG font partie des clubs qui le suivent et l’US Torcy a des partenariats en Italie, où il envoie régulièrement des vidéos de ses meilleurs éléments. « Le club de Torcy connaissait notre intérêt pour Paul, reprend l’ancien responsable du recrutement, mais quand j’allais le voir jouer, je disais que je venais observer un autre joueur. Il a fallu être malin pour courtcircuiter la piste italienne.» Et coquin aussi: «On s’est vite rapprochés du papa et on a signé son contrat avec le HAC en catimini, à 4 heures du matin, chez lui.»
Des allers et retours entre les U17 nationaux et les régionaux
À 14 ans, Pogba a donc quitté sa Seine-etMarne natale pour la Seine-Maritime. Torcy n’a pas aimé la méthode et se réjouira de voir l’arroseur arrosé, en 2009, lorsque le HAC se fera piquer «la Pioche» par Manchester United. «Ça se passait déjà comme ça et c’est plus vicieux aujourd’hui, résume Sale. À l’époque, on n’était pas trop mauvais au HAC: en même temps que Paul, on avait réussi à faire signer Prince Gouano (passé ensuite par Amiens) et El-Hadji Ba (Lens, Guingamp…), nés aussi en 1993.»
En 2009, Tanazefti, devenu très proche de Pogba, deviendra son conseiller sportif. Alors que Sale continuera d’oeuvrer au HAC, en recrutant notamment Benjamin Mendy ou Brice Samba. Durant la saison 2008-2009, sa dernière au Havre, Pogba a multiplié les allers et retours entre l’équipe des U17 nationaux du HAC, entraînée par François Rodrigues avec qui le courant passait moyennement, et l’équipe des U17 régionaux, coachée par Nordine Raho. «À chaque fois que Paul descendait, c’était un honneur pour moi et je lui donnais le brassard, se souvient Raho. Avec lui, on a tout gagné: la Coupe, le Championnat, meilleure attaque, meilleure défense. Il se marrait tout le temps, il aidait les autres et ne se prenait pas pour un autre.»
Pendant qu’il se forme au HAC, le jeune homme est un pilier de l’équipe de France U16, où Guy Ferrier, son sélectionneur, l’a nommé capitaine. Dans cette équipe où figurent Alphonse Areola, Lucas Digne ou Geoffrey Kondogbia, il fait la paire au milieu avec Abdoulaye Doucouré. Mais le King, c’est lui. «À 15 ans, les joueurs sont discrets et parlent peu, se souvient Ferrier. Paul, c’était le contraire, rien ne l’arrêtait. Il était capable de vous tutoyer d’entrée et il fallait le recadrer. Il avait une autorité naturelle et prenait de la place dans un vestiaire mais il n’était pas tordu. Il m’écoutait et je le laissais s’exprimer.»
Incontournable en équipe de France U16 (ci-dessus entre Tony Huston et Marco Rosenfelder en octobre 2008), Paul Pogba a rejoint Manchester United, où il a d’abord évolué chez les jeunes,
alors qu’il n’avait que 16 ans (photo de droite, en décembre 2009).
Comment expliquer cette aisance ? « Pourquoi Didier Deschamps était déjà le boss de ses équipes à 15 ans? répond Ferrier. Parce que c’est comme ça. Paul était le boss, il émergeait, il prenait le ballon et emmenait les autres. Il avait la classe et mettait des gros tacles. Il avait un côté désinvolte mais il était sûr de réussir partout. Il n’avait peur de rien et quand il fallait répondre sous pression, il était là. Sa complexité l’a poursuivi jusqu’aux A: il en faisait trop dans les grigris et il fallait lui faire comprendre de simplifier ça.» Peu importe s’il surjoue: Pogba reste un joueur hors norme.
"Je pense simplement qu’on n’a pas été bons au club. […]
Mais cette histoire nous a servi de leçon"
- FRANCK SALE, ANCIEN RESPONSABLE
DU RECRUTEMENT DU HAC
Sa réputation a franchi la Manche, les prétendants sont nombreux : Arsenal, Lyon, les deux clubs de Manchester, Newcastle, Portsmouth, et le feuilleton de son départ peut commencer, confus, inextricable. Si le HAC est protégé par un accord de non-sollicitation qui empêche un départ de Pogba vers un club français, ce n’est pas le cas à l’étranger. Pour bloquer son départ à United, il aurait fallu lui faire signer un contrat aspirant ou pro, mais cela ne s’est pas fait. Pour des raisons réglementaires liées à son jeune âge, se sont défendus les dirigeants du HAC. Parce que ces derniers ont trop tardé et que leurs intentions sur l’avenir du joueur n’étaient pas très claires, estiment a contrario de nombreux témoins.
Une indécision qui aurait conduit la famille Pogba à répondre aux offres de Manchester United. Après Anthony Le Tallec, Florent Sinama-Pongolle et Charles N’Zogbia, le HAC s’est donc encore fait chiper un phénomène pour trois fois rien (120000 €, in fine). Ses dirigeants crient au pillage et dénoncent les pratiques: les parents du joueur auraient reçu 100 000 € chacun de la part de MU et sa mère aurait bénéficié d’un logement gratuit à Manchester, ce qu’elle a nié. Le contrat de Pogba? 700 € par mois pendant huit mois, avant un salaire avoisinant les 20000 € mensuels à ses 17 ans, en mars 2010.
Dans le débriefing du divorce, chacun a tenté d’avoir le dernier mot. Pogba, en considérant que le HAC ne lui avait pas donné sa chance. Ses parents, en estimant qu’il n’avait pas progressé en Normandie. Et Jean-Pierre Louvel, le président de l’époque, en jugeant qu’il n’était pas raisonnable de dépenser autant pour un joueur de 15 ans. « Je pense simplement qu’on n’a pas été bons au club, estime Sale, dix-huit ans après avoir fait venir Pogba au Havre. Qu’est-ce qu’on a fait à l’époque pour se protéger ? On lui aurait proposé un contrat pro, il l’aurait signé. Mais cette histoire nous a servi de leçon. Ensuite, on a réussi à garder Benjamin Mendy et Brice Samba.»
Vexé par ce manque de considération
Jean-Marc Nobilo, à l’époque manager sportif du HAC et aujourd’hui directeur du centre de formation du Raja Casablanca, est plus mesuré. « On a suivi le dossier de Paul de très près mais les Anglais avaient un temps d’avance et ont profité d’une faille juridique, regrette-t-il. C’est la règle du jeu, cruelle. » Pour Raho, Pogba a vraiment senti de la défiance, au club: «Lors de la réunion de mi-saison, en décembre 2008, on a fait le point sur la situation des jeunes et leur avenir, comme d’habitude. On était deux ou trois à pousser pour que le club renouvelle son contrat, mais comme il n’était pas incontournable avec les U17 Nationaux, le club a décidé de patienter quelques mois avant de lui proposer un contrat. Paul a vu certains de ses copains signer aspirants ou pros alors qu’on lui demandait d’attendre. Je pense qu’il s’est vexé et que cette histoire n’est jamais passée.»
Président du HAC de 2000 à 2015, Louvel se souvient du feuilleton. Et les récents psychodrames qui ont conduit les membres du clan Pogba à s’affronter devant les tribunaux renforcent sa version: « Je n’ai jamais vraiment su ce qui avait provoqué son départ et on ne dénouera jamais le vrai du faux. Mais Paul était un garçon adorable qui n’a jamais posé le moindre problème au club. Lorsqu’il s’est assis dans mon bureau et qu’on a parlé de son avenir, il m’a dit qu’il était bien au club, dans les équipes et à l’école. Il n’avait aucune raison de partir et il a été sorti d’un contexte favorable, pour l’argent. » Les 200 000 € aux parents, le logement à Manchester, le salaire de 20 000 € alors que le HAC lui proposait 5000 €.
« Paul était jeune, partir n’était pas son choix, assure Louvel. Je n’ai jamais eu la preuve de tous ces cadeaux mais l’échec, le vrai, est de ne pas avoir réussi à le protéger de son propre environnement. Nos jeunes, on cherche à les préserver des risques du milieu, mais Paul n’avait pas l’entourage correspondant à son niveau et sa carrière. La suite l’a prouvé et je ne m’en réjouis pas. Il ne méritait pas tout cela et je n’ai aucune rancoeur contre lui. » Louvel et Pogba se sont croisés il y a quelques années dans le vestiaire des Bleus. « C’était chaleureux » , dit son ancien président. Ferrier aussi, l’a revu: «Quand il m’a aperçu la dernière fois à Clairefontaine, il s’est levé et a bousculé tout le monde pour venir me voir. C’est ça, Paul. J’aurais aimé lui parler plus et le conseiller mais c’était impossible, il vivait déjà dans un autre monde…»
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EN BREF
Milieu de terrain de Monaco. 91 sélections, 11 buts.
2007 : à 14 ans, il rejoint le centre de formation du Havre. Il n’y restera que deux ans avant de filer à Manchester United.
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