François Truffaut : «Mon cher Georges, pourquoi ne pas dire “Moteur, allons-y” ?»


Parution des lettres du cinéaste adressées nd à ses confrères, à travers lesquelles il se montre aussi protecteur vis-à-vis des plus anciens que sincère avec ses contemporains.

«Ma chère Agnès [Varda], il y a trois mois, j’étais l’ami merveilleux qui va essayer de vous dépanner, aujourd’hui je ne suis pas loin d’être le salaud de coproducteur réticent qui tente de vous refiler tous
ses copains.»

21 Aug 2025 - Libération
Par PHILIPPE GARNIER

«Il m’a semblé que si je jouais le rôle dans la Chambre verte, j’obtiendrais la même différence qu’il y a quand je fais mon courrier au bureau, entre les lettres tapées à la machine et celles écrites à la main. Quand vous écrivez à la main, l’écriture peut paraître parfois tremblée, mais c’est vous, c’est votre écriture.François Truffaut dans les bureaux des Films du carrosse, en 1979 à Paris.

«La machine c’est différent. Il ne s’agit pas pour moi de faire des comparaisons désobligeantes entre les acteurs, parce qu’il y a les Olivetti avec leurs merveilleux caractères, les Underwood, les Remington qui ont beaucoup de personnalité, et la Japy portative.

«J’adore les machines à écrire !» 
   - François Truffaut, interview à l’Express, 13 mars 1978

Des lettres, Truffaut en a beaucoup écrit, et on en a beaucoup publié, dès 1988 quatre ans après sa mort ; on les a même mises en scène (Truffaut Correspondance, pièce de Judith D’Aleazzo et David Nathanson, reprise au Lucernaire en 2024). Sa correspondance pratiquement journalière est ce qui lui a servi de journal. En 2023, Serge Toubiana éditait celle très intime et relâchée entre le cinéaste et sa confidente new-yorkaise Helen Scott (Mon Petit Truffe, Ma Grande Scottie). L’année précédente, Bernard Bastide entamait un travail de fond pour Gallimard avec sa Correspondance avec des écrivains – Cocteau, Audiberti, Genet, Bradbury, etc.). Il récidive aujourd’hui avec Correspondance avec des cinéastes.

Dans son long texte de présentation, il explique comment il a voulu mettre un peu d’ordre dans tout cela, inventant une sorte de jeu des sept familles (et Truffaut en a eu beaucoup, surtout électives). Il y a donc les figures tutélaires, les copains des Cahiers, les collègues admirateurs, etc. Bastide nous guide ensuite par la main pour une énième resucée du roman de François Truffaut, et bien que parfaitement correcte, on regretterait presque cette introduction qui nous mâche le travail et nous prive des surprises – elle nous ferait presque renoncer à nous immerger dans ces 520 pages. Ce qui serait dommage, car c’est sur la distance, la persévérance et la fidélité à tous crins que Truffaut est attachant. Vous pouvez lire ces pages avec intérêt même si son cinéma ne vous passionne pas particulièrement.

«AVANT D’EN ARRIVER À SE HAÏR »

Les belles découvertes sourdent au milieu des lettres d’affaires ou de sollicitude, ne venant pas toujours du cinéaste ; telle cette surprenante et généreuse bouteille à la mer écrite par une de ses têtes de turc favorites, l’ancien communiste JeanPaul Le Chanois, qui au moment de la sortie des Quatre Cents Coups lui tend la main fraternelle d’un aîné : «[…] on a rendu publics des détails sur votre vie personnelle, vos difficultés d’enfance et d’adolescence, vos débuts. A la lumière de ces faits, je crois vous comprendre mieux ou, si vous préférez, l’image que je m’étais faite de vous s’est transformée. Je crois sentir pourquoi vous détestiez tant mes films, pourquoi ils vous mettaient dans cet état de transe. Mon optimisme, ma confiance dans les hommes et l’avenir, ma croyance à quelques vertus humaines […] devaient vous agacer beaucoup. Ne croyez pas pourtant que j’ai vécu dans un monde rose et facile ! Mais peut-être certains caractères supportent-ils mieux que d’autres les mauvais coups. Même s’ils sont plus de 400.»

A l’autre bout du spectre, et aussi tard que 1983, Autant-Lara s’étouffe encore sur sa rancune. A ce stade, Truffaut en est à calmer le jeu (avec Marcel L’Herbier notamment), mais il répond ici, de façon pète-sec: «Lorsque j’étais critique, je faisais mon travail, sans doute avec véhémence, mais je ne devais pas être le seul, à l’époque, à critiquer Marguerite de la nuit ou le Rouge et le Noir, de même que nous étions nombreux à faire l’éloge de la Traversée de Paris et d’En cas de malheur.»

Au-delà des jalons biographiques, ce volume a surtout l’avantage de montrer le fonctionnement de l’homme-cinéma que devient Truffaut dès son succès monstre avec les Quatre Cents Coups en 1959. Grâce à son mariage avec Madeleine Morgenstern – fille de distributeur –, il s’est doté d’une machine de guerre qui lui assure l’indépendance. Les Films du carrosse survivront à son divorce avec de nouvelles alliances, notamment des filiales européennes de studios hollywoodiens, ce qui explique aussi en partie son succès américain. Ce fonctionnement en quasi-autarcie va à l’encontre du cinéma subventionné de ses pairs et de l’étiquette de patron du cinéma français qu’on lui a souvent collée. S’il l’est parfois, c’est seulement comme admirateur ou compagnon attentif : il écrit à Tati après l’échec commercial de Playtime, par exemple, un homme dont il n’était pas proche. De même, en nd février 1976, il relance Clouzot, alors en rade et dépressif: «Mon cher Georges, pourquoi ne pas retourner au travail, pourquoi ne pas dire “Moteur, allons-y” ?»

Si ces lettres prouvent quelque chose, c’est que si son personnage de la Chambre verte Julien Davenne voue un culte aux morts, Truffaut, lui, accompagne les anciens vers la sortie avec une attention et une persévérance réellement touchantes. Il aurait peut-être fallu un volume à part pour sa correspondance avec Renoir, qui tient presque du bouche-à-bouche durant son exil américain, tant Renoir dépend de ses lettres et prend plaisir à y répondre – une sorte de société d’admiration mutuelle qui rend malheureusement les missives très vite lassantes. Idem pour Hitchcock, dont on connaissait déjà les réponses et télégrammes. C’est surtout quand Truffaut épaule tel ou telle collègue que les lettres deviennent passionnantes, même si on se serait passé de ses échanges avec le Canadien Claude Jutra, dont il produit le moyen métrage Anna la bonne, d’après Cocteau, et qui rame comme un malade à Montréal. Truffaut écrit avec la même intensité que son jeu d’acteur; sa voix à la fois atone et urgente, claire et assurée, point à chaque ligne. C’est dans cette activité de producteur qu’il devient «patron», mais ses engagements et encouragements demeurent intensément personnels, et fermement responsables.

Ainsi, fin 1960, il écrit une lettre excédée (on peut comprendre) à Agnès Varda, qu’il a aidée à lancer la Mélangite, un projet resté inachevé : «Ma chère Agnès, il y a trois mois, j’étais l’ami merveilleux qui va essayer de vous dépanner, aujourd’hui je ne suis pas loin d’être le salaud de coproducteur réticent qui tente de vous refiler tous ses copains laissés pour compte et ne met aucune volonté à trouver coproducteur italien et distributeur français, etc. etc. Bref, vos motifs d’insatisfaction me reviennent de plusieurs côtés et j’ai pensé que nous devrions faire le point entre nous, officieusement, avant d’en arriver à se haïr complètement.

«Nous ne sommes pas des amis au sens fort du terme ; je n’ai pas avec vous les mêmes rapports qu’avec Rivette ou de Givray. Ce qui m’intéresse dans la Mélangite, c’est, je crois, le film beau, simple et rentable. Pour parler franchement, je pourrais produire votre film complètement, mais ce risque total, pas seulement en cas d’échec absolu mais par l’immobilisation de tout mon “avoir” pendant un an, m’empêcherait de produire – non Jules et Jim facile because Jeanne– mais par exemple le film comique de mon copain de Givray [Tire-au-flanc 62, ndlr] et divers courts métrages qui m’intéressent ; par ailleurs, je veux avoir la possibilité d’aider Rohmer, Rivette, Jutra, Marcel Ophuls, au dernier moment, si mon intervention peut être décisive pour leur prochaine entreprise.»

S’il n’aime pas perdre d’argent, il déteste encore plus en faire perdre aux autres. Aussi désespère-t-il en voyant son meilleur ami Rivette s’engager dans une voie qu’il croit suicidaire, celle des films marathons. Luc Moullet lui envoie un scénario trop ambitieux pour son modeste budget? «Feriez-vous le Mécano de la Générale avec le tortillard du jardin d’acclimatation ?» A Marcel Ophuls qui veut sa signature sur une pétition de professionnels du cinéma : «Mon cher Marcel,

«Votre lettre m’a troublé pendant deux semaines, principalement parce que je déteste vous dire non. Pourtant, je ne peux pas signer un texte dont je ne ressens pas la vérité. De mon point de vue, le réalisateur n’est pas forcément l’auteur du film ; c’est parfois le producteur, parfois le scénariste, parfois l’acteur, parfois deux, trois ou cinq personnes. Je pense que le “bon à tirer” (étalonnage) doit être donné non par le réalisateur mais par le chef opérateur. Je ne pense pas que le producteur devrait faire cadeau d’une copie 35 mm au réalisateur.»

«LE RÔLE DE MÉCÈNE NE ME CONVIENT PAS»

A Rohmer («Cher Grand Momo») qui lui annonce que Rivette n’a plus besoin de son aide pour son Pont du nord : «Je m’en réjouis d’autant plus que le rôle de mécène ne me convient pas. Chaque fois que j’ai fait entrer le Carrosse en co-production dans un film réalisé à l’extérieur, j’ai été déçu d’une manière ou d’une autre […]. Je vous cite l’exemple de Ma nuit chez Maud parce que c’est, avec le Testament d’Orphée, la seule coproduction ayant réalisé les espérances que j’y avais mises.»

Il est aussi impressionnant de le voir traverser les décennies marquées par le gauchisme bon ton de beaucoup de ses collègues en revendiquant totalement son optique «bourgeoise». Le contraste entre les missives toujours finaudes de Godard et les siennes, entières et rentre-dedans, étonne encore, même si on connaît ces échanges depuis longtemps. Lorsque Truffaut s’engage (manifeste des 121, Langlois), il le fait sincèrement. Mais il refuse l’hypocrisie de la gauche caviar. Il y a aussi «l’agent Truffaut» qui cherche à placer les acteurs amis, ou donne son «Jeanne Moreau, mode d’emploi» à Hitchcock ou Marcel Ophuls. Il y a ses phobies spectaculaires (Warren Beatty, dont la «sale gueule» ne lui revient pas), et le Truffaut déprimé, à chaque échec commercial («La Chambre verte est la chambre vide»), à chaque rupture sentimentale qui l’envoie soit en clinique soit à son refuge du Beverly Hills Hotel, mais auxquels il remédie toujours par le travail. A Rivette en avril 1964 : «On est rarement heureux avant un film, on ne l’est jamais après, il faut donc tâcher de l’être pendant.»


François Truffaut
Correspondance avec des Cinéastes (1954-1984) 
Edition établie par Bernard Bastide, Gallimard
524 pp., 25 € (ebook : 17,99 €).

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