L’affaire Simpson de 1967: une rupture médiatique dans l’appréhension du dopage
Dossier enjeux éthiques et contraintes sportives
par Pascal Charroin
Jean Monnet University
Nous sommes le 13 juillet 1967, Tour de France, étape Marseille-Carpentras, 45°, ascension du mont Ventoux culminant à 1912 mètres, 21 kilomètres de montée ; à 1500 mètres du sommet, Tom Simpson titube puis s’effondre. Transporté à hôpital Sainte-Marthe d’Avignon, le coureur décède. Chaleur, effort intense et, vraisemblablement, prise d’amphétamines expliquent le drame.
Le sport, en tant que « culte de l’effort musculaire intensif, appuyé sur le désir de progrès pouvant aller jusqu’au risque [1]», suscite la tentation du dopage. Il semble en outre que plus une discipline est liée à la mesure objective, plus elle expose ses adeptes à la prise de produits interdits et donc à la transgression de l’éthique et de la morale sportives. De plus, le vélo se distingue, puisqu’il demande de combiner des qualités antagonistes : « rouler plus de 200 kilomètres, [ … ] grimper jusqu’à cinq cols [ … ], disputer un sprint, etc. [2]». Ainsi, certains coureurs ont toujours recherché la « topette [3]». La gnôle ou le vin rouge sont massivement utilisés durant l’entre-deux-guerres et seront, plus tard, remplacés par des produits chimiques plus ou moins efficaces et violents. Dès les années 1920, les frères Pélissier font des révélations sulfureuses sur le Tour de 1924 avec le fameux « Nous marchons à la dynamite [4]». En 1939, Maes gagne la « grande boucle » avec une moyenne de 31,394 km/h. En 1964, Anquetil l’emporte avec une moyenne de 37,317 km/h. Sans être des preuves d’une propagation massive du dopage, on peut penser que ces « progrès » ne sont pas dus uniquement à des améliorations technologiques ou à un entraînement plus élaboré. Par ailleurs, en 1952, Dielem et Crouillères décèdent lors de l’épreuve qualificative sur piste en vue des jeux olympiques d’Helsinki. En 1955, Mallejac, au Tour de France, tombe en montant le Ventoux. Il est sauvé in extremis par le docteur Dumas. Les organisateurs prononcent par communiqué l’interdiction du dopage, « pratique dangereuse bien qu’elle soit aussi vieille que les coureurs cyclistes [5]». C’est donc ici la question de la santé qui prédomine sur la question de l’éthique. La même année, des médecins s’élèvent contre les « soins artificiels » prodigués aux champions. Jensen décède, en 1960, aux jeux olympiques de Rome, à la suite de la prise d’amphétamines. Bien que d’une portée moins dramatique, les pratiques de Van Steenbergen, champion du monde de l’année 1964, sont connues pour être délictueuses [6].
Si la guerre, la politique, l’économie, les études, le théâtre, le cinéma ou encore la musique justifient tous les moyens ou presque pour parvenir à leurs fins, le sport, en raison de ses soubassements éthiques et de son essence même, ne peut se le permettre. Tout d’abord, il est un drame et non une dramaturgie, tout ce qu’il donne à voir existe bel et bien. En effet, le sport n’est pas un véritable spectacle,
dans la mesure où la vérité, le réel supplante
l’interprétation. De plus, c’est un drame en direct,
la réalisation de l’action est concomitante à sa « mise
en spectacle ». Enfin, c’est un drame en action et
non en représentation, puisque personne, pas plus
le sportif, le spectateur que l’entraîneur, n’en connaît
l’issue. Le champion n’exécute pas un rôle de
composition, il s’exécute lui-même, de ce fait, tout
ce qui est de l’ordre de la triche, du « cinéma », de
la « comédie », de la simulation, est banni. Dans la
mesure où le sport est épuré de toutes les scories qui
interfèrent dans l’ensemble des autres spectacles et
pratiques, il n’y a aucune raison
pour que le dopage y soit
accepté, sauf à vouloir remettre
en question son essence et ses
fondements mêmes [7].
Ainsi donc, les médicaments qui euphorisent le
coureur sont considérés comme
les plus dangereux ( maxiton,
northadrine ), car ils travestissent la réalité et entraînent
la perte de contrôle de la
bicyclette [8]. En 1965, Herzog
et Crespin prononcent l’interdiction du dopage, en
France, lors des compétitions d’abord, puis, ensuite,
durant les temps d’entraînement et de repos. Par
conséquent, il semble que, durant les années 1960,
la santé soit devenue une préoccupation majeure pour
l’individu-sujet, responsable de sa forme physique.
En 1965, Simpson, lui-même, avoue avoir été
dopé à son insu, lors d’une classique de début de
saison. Il roulait, selon ses dires, « comme une fusée »
en début de course, puis dut abandonner à quelques
kilomètres de l’arrivée. Il prétendit qu’un inconnu
lui aurait versé de la drogue dans son bidon. À la
suite de cet épisode, il tombe malade, perd 10kg en
dix jours et sa pression sanguine reste dangereusement élevée. Les médecins lui prescrivent vitamines,
foie d’animal, caféine et fortifiants musculaires. Pour
lui, le dopage déloyal n’existe pas. « Je ne crois pas
que le doping, dans le plus mauvais sens du terme,
règne sur le cyclisme. Un coureur n’a qu’à s’évanouir,
tituber ou tomber et les faiseurs de rumeurs disent
qu’il se drogue, ces imbéciles ne sachant pas qu’un
évanouissement est dû habituellement aux efforts
effrayants du cyclisme lui-même. Si l’on trouve quelque chose de mauvais [ … ] cela signifiera qu’un
cochon rusé a mis de l’amphétamine dans mon thé,
mon fromage ou mon raisin [9]. »
Toutefois, comme le souligne Pierre Arnaud,
il semble bien que la mort de Simpson ait été le
véritable détonateur de la politique de lutte contre
le dopage et de la prise de conscience du caractère
dangereux des substances10. Le décès d’un homme,
et pas n’importe lequel, un leader, lors de la plus
grande course du monde et en direct devant les
caméras de télévision, devient un exemple paroxystique. La conjonction dans cet événement de quatre
paramètres ( mort, médias, champion, épreuve
cycliste la plus populaire )
semble donc être la cause de
l’émergence de la rupture dans
l’appréhension du dopage [11].
La fin de Simpson s’apparente,
comme l’écrit Vigarello, à un
véritable remaniement [12]. Des
décès, il y en avait déjà eu des
suspects, mais pas à l’écran.
Seules des chutes curieuses
avaient eu lieu jusque-là sous
les yeux des téléspectateurs,
mais sans que cela n’entraîne
le décès de coureurs [13]. Le dopage a pris une
dimension spectaculaire, sérieuse et grave avec la
mort de Simpson, réfutant par là même l’optimisme
des déclarations d’Anquetil, qui avait annoncé
candidement son dopage devant les caméras de
télévision. Comme l’avançait le journal L’Équipe,
« le cas Simpson risque d’intervenir au moment où
toutes les forces légales, morales, spirituelles,
scientifiques doivent se conjuguer pour ramener le
bon ordre moral et éthique [14]». En effet, le petit
écran montre Tom agonisant fixer les yeux du
caméraman du journal télévisé, puis s’effondrer
quelques minutes plus tard15. En bon prédicateur,
le jour du drame, Pierre Dumas, le médecin du Tour,
dit à Pierre Chany de L’Équipe: « Compte tenu de
la chaleur, si les gars plongent le nez dans la
“ topette ”, nous risquons d’avoir un mort sur les
bras 16. » Nous pouvons donc affirmer qu’un glissement s’opère : d’un dopage joyeux, gai, farceur,
nous passons à un interdit dramatique, triste et
inacceptable sur le plan éthique. Désormais, tout
accident sur un terrain de sport ne manquera pas de
éthique publique, vol. 7, n
poser la question du dopage.
Si la représentation du phénomène est unique,
car négativement connotée, en revanche, donner une
définition type du dopage est difficile. Ce terme,
historiquement marqué, est polysémique et pluriel,
tout comme les objectifs poursuivis par ceux qui s’y
adonnent: amélioration artificielle de la performance,
camouflage de la fatigue, augmentation de l’intensité
de l’entraînement, lutte contre le stress, amélioration
de la concentration, etc. Aussi les substances et leur
utilisation se sont-elles modifiées avec le temps :
transfusion sanguine, manipulation génétique,
grossesse, prise de stéroïdes anabolisants, d’excitants
( caféine ), de bêtabloquants, dopage chimique et
hormonal, greffes, etc. Même la liste des produits
est soumise à controverses, tout comme l’identité de
celui qu’il faut poursuivre : le sportif, le pourvoyeur ?
Depuis 1963, le Conseil de l’Europe, l’État belge,
les gouvernements des pays de l’Est et, en France,
bon nombre de ministres de la Jeunesse et des
Sports, Maurice Herzog ( loi du 1er juillet 1965 ),
François Missoffe, Roger Bambuck et Marie-Georges Buffet, s’essaient à définir le dopage en
ajoutant systématiquement une pièce supplémentaire
à l’édifice. C’est Marie-Georges Buffet, par sa loi du
23 mars 1999, qui nous en délivre la toute dernière
signification : « Le dopage est défini par la loi comme
l’utilisation de substances ou de procédés de nature
à modifier artificiellement les capacités d’un sportif.
Font également partie du dopage, les utilisations de
produits ou de procédés destinés à masquer l’emploi
de produits dopants. La liste des procédés et des
substances dopantes mise à jour chaque année fait
l’objet d’un arrêté conjoint des ministres chargés des
sports et de la santé. » L’institutionnalisation et le
caractère coercitif du contrôle sont, aujourd’hui,
omniprésents. L’entraînement est plus particulièrement visé par des contrôles inopinés. Les acteurs
institutionnels en charge du problème, eux aussi, se
multiplient. Les Antennes médicales de lutte contre
le dopage (amld) prodiguent des conseils aux
sportifs et s’intéressent à la pharmacodépendance,
c’est-à-dire la continuation de la consommation en
dehors de toute contrainte de performance. Il semble
qu’aujourd’hui on distingue le dopage du traitement
à l’appui d’une ordonnance médicale. Le pouvoir des
« blouses blanches » se renforce en la matière [17]. Le
dopage est de l’ordre de la transgression des règles,
mais aussi de la toxicomanie [18]. Santé physique et
éthique se conjuguent alors.
Après ce constat, des questions restent en
suspens. Qu’est-ce qui pousse un sportif à se doper ?
Sont-ce des motivations strictement personnelles
liées à la célébrité, l’appât du gain… ou y est-il
contraint par le « système »? Bref, est-il responsable
de ses actes ou n’est-il que le fruit d’un conditionnement ? À partir de quel moment un acte privé
de dopage devient public ? De quelle manière les
différents médias et en particulier la presse écrite
spécialisée abordent la question sur le plan éthique
notamment ? La position des journalistes au sein
du champ a-t-elle une influence sur la réponse
produite ? Du fait de son caractère exemplaire, il
semble que l’affaire Simpson, étudiée au travers du
traitement que lui a réservé la presse de l’époque,
apporte quelques réponses.
Nous verrons, dans un premier temps, comment
le décès de Simpson a été traité «à chaud » par les
médias. Dans un deuxième temps, nous tenterons
de savoir si le « système cycliste » a été remis en
question ou si les journalistes se sont essentiellement
bornés à montrer la déchéance prévisible et
inéluctable d’un champion dépourvu d’éthique, tout
cela au moyen d’une perspective comparatiste et
d’une lecture attentive de la presse des années 1960.
Le décès d’un leader, lors de la plus grande course du monde
et en direct devant les caméras de télévision,
devient un exemple paroxystique.
Le dopage a pris une dimension spectaculaire, sérieuse et grave.
Le traitement «à chaud » de l’affaire Simpson
Au début de l’affaire, la presse sportive semble
brouiller les pistes et hésiter à livrer l’information.
L’événement occupe peu de place et des commentaires laconiques lui sont consacrés dans L’Équipe.
Dans l’édition du 14 juillet 1967, on titre :
« Simpson : défaillance tragique dans le Ventoux [19]. »
Le journaliste relate froidement les faits : « À 1,5km
du sommet, Simpson vacille, puis tombe dans le
fossé. Inanimé, c’est un spectateur qui pratique
d’abord le bouche-à-bouche. Puis les docteurs
Dumas et Macorig pratiquent la réanimation et font
évacuer le coureur à l’hôpital Sainte-Marthe
d’Avignon, lieu de son décès ». Mieux encore, le
quotidien du même jour fait un commentaire
tactique du drame : « une échappée de Jimenez [ … ]
un groupe de coureurs, dont Poulidor, à sa poursuite
[ … ] ce peloton qui compte Simpson s’effiloche,
puis ce dernier est lâché par ses compagnons à 5km
du sommet [20] ». Lors de l’édition des 15-16 juillet,
le journal ne fait guère plus. Une seule page est
consacrée à Simpson… le quotidien en compte huit 21. Dès le 17 juillet, l’affaire est même presque
totalement oubliée. L’Équipe ce jour-là ne lui accorde
qu’un petit article et traite pourtant de l’épreuve sur
six pages [22]. Dans Le Miroir du cyclisme, la place
prise par l’accident de Simpson est tout aussi
minime. Le numéro spécial rétrospectif du Tour
1967 lui consacre un petit encart. Mais le dopage
n’est pas abordé. On parle de chaleur, de souffrance
et d’excès tout au plus. En revanche, la tactique de
course et les circonstances de l’étape sont relatées et
un hommage est rendu au défunt par Goddet,
Lévitan et les coureurs [23]. Au petit écran, c’est Robert
Chapatte qui commente, en direct, la tragique étape.
« C’est à 1,5km du sommet qu’il a sa défaillance. Le
docteur Dumas pratique le bouche-à-bouche, après
son effondrement, il le place sous oxygène [ … ]. Il
est 17h40, Tom Simpson vient d’être transporté par
hélicoptère à l’hôpital d’Avignon et on vient
d’apprendre son décès. » Au journal de vingt heures,
le commentateur vedette du cyclisme relate ainsi ce
qui est arrivé : « Tom titube dans le Ventoux, chute
une première fois, le mécano anglais le supplie
d’abandonner, mais Simpson veut continuer. Il est
tombé, mais ses mains ne voulaient pas quitter son
vélo. On l’a remis en selle. La tête pendait en dessous
du guidon. Quand il est monté dans l’hélicoptère,
j’ai dit : “Au revoir Tom.” J’avais un pressentiment.
Je savais que c’était un adieu ! [ … ] Le docteur
Macorig lui a fait un massage cardiaque dans
l’hélicoptère. Une ambulance l’a transporté jusqu’à
l’hôpital le plus proche. Les médecins Fudeyrand et
Maigne se sont activés autour de lui. En fait, il était
en état de mort apparente [24]. » Quel que soit
finalement le support médiatique, ce qui frappe
l’observateur, c’est le caractère laconique et tragique
avec lequel on rapporte l’accident. Rien ne vient,
sur le fond, alimenter le débat. Les questions liées
à l’éthique ne se posent pas, la dimension purement
informative exclut toute autre considération.
Côté institutionnel, on se situe sur un registre
similaire. Le dopage est fort rarement abordé. Ce
sont d’autres explications qui alimentent les discours.
Ainsi, les organisateurs ne souhaitent pas entrer
sur le terrain de l’enquête : « On ne peut s’attaquer
autrement au destin quand il se met à exagérer sa
cruauté [25]…» Ils parlent de la canicule, de la difficulté que représente le Ventoux et de l’effort qu’il
réclame aux « machines ». Le mont est mythifié :
« La carburation, côté Bédouin, est mauvaise pour les moteurs à explosion, il en est de même pour les
poumons. En cas de chaleur, gare aux organismes.
Le Ventoux ne donne jamais de grands écarts, mais
il est un lieu de drame. En pleine chaleur, il est
l’ennemi du cycliste. » La métaphore de la machine
s’égraine toujours davantage : «[ … ] un phénomène
appelé “ fringale ” dans les pelotons. Le coureur
ayant oublié de “ charger la chaudière ” [ … ] est
contraint à s’arrêter comme une locomotive privée
de charbon26. » Par la suite, le « pelé » — nom donné
au mont Ventoux — est carrément diabolisé, il ne
bouleverse pas la hiérarchie et tue. On parle d’un
« Etna qui crache son invisible feu par tous ses
pores [27] ». Ici encore, la question de l’éthique ne se
pose pas, on se livre à une « diabolisation topographique ».
Du côté des médecins, même constat, Decourt
affirme que Simpson, sans dopage, aurait toutefois
succombé à la chaleur et à l’effort physique démesuré. Il accuse d’ailleurs le docteur Dumas de n’avoir
pas allongé immédiatement le coureur et de ne pas
lui avoir injecté de l’adrénaline. Mais, pour les
médecins, comme pour d’autres, « la fatigue et les
conditions atmosphériques sont les raisons majeures
du décès de Simpson28».
Pour ce qui concerne les coureurs, la stratégie
est identique. Bahamontes s’écrie : « Les gens pensent à mal », et attribue lui aussi la mort de Simpson
aux efforts et à la chaleur. Aimar, de son côté, parle
d’une de ses précédentes défaillances causée par la
chaleur dans les Pyrénées et ne pense pas que « Tom
ait pu faire une bêtise [29] ». Les coureurs parlent des
« accidents dus à la forte chaleur » et on revient sur
le cas de Jansen en 1960 ( jeux olympiques de
Rome ), ou celui de Mallejac en 1955 ( Tour de
France )… Ainsi, l’ensemble du peloton français
refuse de croire à la thèse du dopage généralisé. On
insiste d’ailleurs beaucoup sur l’abnégation de
Simpson.
Dès cet instant, la stratégie de tous les acteurs
sera de préserver le cyclisme en « se payant sur le
cadavre ». La dimension éthique commence à
s’immiscer dans le discours dominant, mais de façon
individuelle. La personnalité de Simpson est dévoilée
et critiquée. L’Équipe lui reproche, par exemple, ses
déclarations telles que : « Le Tour de France est la
plus mythique et la plus médiatisée des courses
cyclistes, il faut donc s’y faire repérer par des managers. » Sous-entendu : «à n’importe quel prix »! On mentionne alors explicitement que Simpson
avait des médicaments dans les poches de son
maillot : trois tubes d’Onidrine ( amphétamines )
dont il ne restait que la moitié. Ses compatriotes ne
sont guère plus tendres avec lui [30]. Les soigneurs et
l’encadrement sportif de l’équipe anglaise clament
leur innocence : « Simpson ne m’a jamais parlé de
ce qu’il utilisait. J’étais absolument en dehors de
tout », déclare Alex Taylor, le patron de la formation.
Les soigneurs insistent sur le fait que le contenu de
la pharmacie de Simpson ne dépendait que de lui.
Si l’éthique du coureur est donc remise en question,
le problème ne prend pas à ce stade une dimension
« systémique ».
La presse sportive française, elle, utilise la
stratégie de l’altérité visant à faire de l’étranger un
bouc émissaire. Ainsi, L’Équipe raconte que, lors de
la même étape, Mugnaini, le coureur italien, blessé
dans une chute, se fait opérer l’avant-bras, et que le
chirurgien marseillais est obligé de demander à des
journalistes quel « traitement » prend le coureur, afin
de pouvoir l’opérer en toute sécurité 31. De plus, si
la police judiciaire de Marseille perquisitionne, c’est
dans les voitures et les hôtels des équipes nationales
britannique et belge. Le dopage devient alors une
pratique d’étrangers. L’utilisation du mot anglosaxon doping et l’insistance des journalistes à parler
de Simpson, un «Britannique de Grande-Bretagne»,
atteste de l’altérité du phénomène. Dire par exemple
que « l’âpreté du gain est digne d’un Écossais » est
on ne peut plus explicite ! D’autant que plusieurs
coureurs, tous étrangers, sont mis sur la sellette :
Coppi, Nancini, Enamark, Sculte ( alsacien ) et Van
Steenbergen. En revanche, pas un mot sur l’accident
de Rivière, en 1960, dans le col de Perjuret. Anquetil,
qui bat le record du monde à Milan, ne se présente
pas au contrôle, sa performance n’est pas homologuée et la presse se déchaîne contre cette injustice
faite au grand champion français. Les anciens ne
sont pas en reste pour « défendre la patrie ». Ainsi,
Louison Bobet, vainqueur de trois Tours de France,
répond ainsi à la question « Croyez-vous que le
doping améliore la performance ?»: « J’ai roulé à 42,
43 km à l’heure et je n’ai jamais pris que du vin sucré
et de la quintonine ! » Les Français semblent donc
préservés. De façon bien involontaire, tous les
coureurs cautionnent également cette logique de
l’altérité. En effet, lors de l’étape suivant le drame,
Carpentras-Sète, le peloton s’entend pour offrir à
50km de l’arrivée un « bon de sortie » à un Britannique en laissant gagner Barry Hoban, l’équipier de
Simpson, qui l’emporte dans un silence pesant et
pleure sur la ligne d’arrivée. Certains y voient
l’illustration du vieil adage : The show must go on.
D’autres perçoivent cette bénédiction des autres
coureurs comme la démonstration d’une éthique et
d’un tact populaires [32]. Ainsi, si cette dernière se
manifeste, c’est sous une forme commémorative ou
nationalement connotée.
Pour ce qui concerne le drame en lui-même,
les Britanniques et les équipiers en attribuent la
responsabilité au caractère particulier de Tom. Les
Français, qu’ils soient coureurs, représentants du
cyclisme ou journalistes, font de sa nationalité une
justification ( l’Écossais pingre et mercantile ),
comme pour mieux repousser les éventuels soupçons
sur les autres. Néanmoins, la thèse de l’altérité est
utilisée différemment par certains médias. Ainsi, le Miroir du cyclisme, magazine proche du Parti communiste français, confère au dopage une dimension
sociale pour contrer le journal L’Équipe. Miroir-Sprint parle aussi de la dépossession du mouvement
sportif au profit des politiques et des marchands du
temple. Mais l’objectif est bien finalement le même :
protéger le cyclisme français. On mentionne, à ce
titre, que d’autres sports, d’autres périodes, d’autres
sphères, dont la société civile elle-même, sont touchés par la toxicomanie et la « pharmacophrénie [33]».
De ce point de vue, la question de la santé devient
centrale dans les débats, ce qui a pour conséquence
de ne pas exclure le sport des préoccupations
sanitaires de l’époque et donc de confondre dopage
sportif et dopage non sportif en affirmant seulement
qu’ils nuisent à la santé dans toutes les sphères
sociales [34]. On commence ici aussi à faire intervenir
l’éthique en référence à un système politique et
économique clairement identifié.
Mais, après les hommages et les justifications
« altéristes », bien vite tout de même, la mort de
Simpson se place délibérément sur un terrain
judiciaire et pharmacologique. L’affaire est confiée
au parquet d’Avignon. Puis, dès septembre 1967 et
durant l’année 1968, on se repose sur le savoir des
médecins. Ceux-ci concluent majoritairement que
l’association amphétamines-efforts-chaleur s’avère
explosive. Pour ainsi dire, la « topette » devient une
affaire sérieuse, dès lors que la justice et les « blouses
blanches » s’en mêlent. D’objet de plaisanterie, elle devient un instrument de mort35. L’affaire est grave,
elle touche « l’acteur et le système [36]». Voilà sans
doute une preuve supplémentaire de son exemplarité,
notamment éthique.
La personnalité de Simpson
est dévoilée et critiquée ;
on mentionne qu’il avait
des médicaments
dans les poches de son maillot;
les soigneurs affirment
que le contenu de sa pharmacie
ne dépendait que de lui.
La stratégie de tous
sera d’abord de préserver
le cyclisme
en « se payant sur le cadavre ».
Champion déchu ou condamnation d’un système ?
Si le traitement à chaud de l’affaire est quantitativement peu important, le nombre d’articles qui lui
sont consacrés par la suite devient, lui, impressionnant. Grossièrement, la place qu’on lui fait est
de trois à six fois plus importante en fonction des
quotidiens. La presse écrite dans son ensemble,
qu’elle soit généraliste, sportive ou exclusivement
cycliste, tente en effet d’expliquer les raisons qui ont
conduit Simpson à se doper et à mettre fin à ses
jours. Certains continuent à insister fortement sur
la personnalité singulière du coureur, pendant que
d’autres proposent une argumentation plurielle
remettant en question la compétence des institutions
en charge du sport cycliste. D’une certaine manière,
les médias délivrent une justification humaniste et
comportementaliste, dont la conséquence est la
remise en question de l’éthique et de l’honnêteté du
ou des sportif( s ) ou une explication plus structurelle
et politique qui conduit à s’interroger sur l’organisation et l’éthique générales du mouvement sportif.
C’est cette dernière explication qui occupe une place
prépondérante. La thèse qui met en avant la responsabilité de l’homme est presque uniquement soutenue
par les médias influents dans le « champ [37] ».
Le discours psychologisant ou Simpson sur la sellette.
Né en 1937, Tom Simpson est champion de
Grande-Bretagne et quatrième du championnat du
monde en 1957. Il gagne le Tour des Flandres en
1961. Il termine cinquième de Paris-Nice, la même
année, et second, la saison suivante. En 1962, il
finit sixième du Tour de France après avoir endossé
le maillot jaune. Il ressort victorieux de Bordeaux-Paris en 1963, il triomphe au Milan-San Remo de
1964, puis dans le Tour de Lombardie en 1965, et,
surtout, devient champion du monde cette saisonlà. L’année de sa mort, il s’offre un baroud d’honneur
en remportant le Paris-Nice [38]. Mais évidemment,
il n’est vainqueur d’aucun des grands tours. Classé
septième avant sa tragique et dernière étape dans le
plus prestigieux d’entre eux, il sait que cela ne lui
permet pas d’espérer un nombre suffisant de contrats
publicitaires. Sa soif de promotion sociale est
immense. Simpson avoue, dès 1965, au journal The
People qu’il se dope comme tout le monde [39]. Chacun
sait qu’il prend des stimulants. Il en absorbe plus
que d’autres aux dires des journalistes, car il court
beaucoup et veut toujours plus d’argent pour sortir
de la médiocrité [40]. Il semble bien alors que l’appât
du gain et l’intérêt personnel priment toute autre
considération, notamment éthique. De son côté, le
magazine Paris-Match relate le drame et rédige une
biographie peu glorieuse du coureur. On souligne
son goût du lucre et de l’argent. On rapporte son
refus de payer des impôts et le déménagement en
Belgique qui s’en est ensuivi. D’ailleurs, Simpson
ne se cachait pas qu’il avait quitté l’Angleterre pour
faire fortune, ce que ses compatriotes ne lui pardonnaient pas : «25 millions par an ne lui suffisent
pas ». Simpson est considéré comme « celui qui en
prend trop41». Comme le relate Claude Sobry, Tom
faisait la saison sur piste, les classiques, les grands
tours et les critériums. Sa soif de promotion sociale
semblait intarissable. L’ensemble des quotidiens
sportifs en font état… même s’ils ne lui donnent
pas tous la même importance [42]. On loue sa
motivation, tous les efforts consentis, mais on lui
reproche, dans le même temps, sa volonté de tout
écraser. Ses succès, pourtant nombreux, ne le
contentent pas. Simpson est considéré comme un
passionné de la victoire à tout prix, tant sur le
plan familial que professionnel. Il possédait une
maison en Corse qu’il avait acquise avec peine. Il
voulait que ses efforts soient récompensés. De ce
point de vue, il semble que la prise de produits
interdits se justifie, soit un moyen acceptable et
loyal permettant de convertir économiquement et
socialement tous les sacrifices. Nul problème
d’éthique et de conscience ne vient interférer dans
le déroulement de carrière que Simpson avait
programmé. Un an avant la tragique étape du
Ventoux, il publie un livre au titre évocateur : Cycling
is My Life, au sein duquel la passion, la volonté et
le désir de s’en sortir sont sans bornes, mais également sans regrets, ni problèmes de conscience [43].
Denson, un de ses coéquipiers, déclarait à la
télévision française : « Quand je suis fatigué, je
descends de vélo et j’arrête. Tom, lui, continuait. »
De leur côté, Goddet, Janssen, Plaud, Jimenez,
Gimondi, Stablinski, Bidot, Poulidor et De Bruyne
ne remettent pas du tout en question la présence du
éthique publique, vol. 7, n
Ventoux dans le Tour de France et condamnent, en revanche, de façon implicite, le coureur lui-même,
qui jouait le classement général… pari sans doute
trop ambitieux [44].
On s’aperçoit donc que, au regard de ces
témoignages, le passage à l’acte chez Simpson est
justifié. Cela accrédite l’idée qu’il n’y a pas réellement
problème de conscience. De ce point de vue, l’affaire
est d’une grande modernité et inaugure une nouvelle
ère : d’un dopage festif, fantaisiste et inorganisé,
nous passons à un dopage austère, rationalisé,
programmé et, éthiquement parlant, acceptable.
D’ailleurs, Pingeon déclare : « Ceux qui affirment
n’avoir jamais rien pris sont des menteurs, tous les
coureurs cyclistes se dopent un jour ou l’autre [45]. »
Mais alors, c’est l’épouse, le
cercle familial qui préviennent
des débordements, comme
pour mieux conforter l’explication comportementaliste :
« Tom bavait terriblement, si
cela avait été mon mari, je
l’aurais fait descendre [46. »
Néanmoins, ce qui rend
l’affaire Simpson, encore une
fois, exemplaire, c’est que cette
justification individualiste et
psychologisante du drame est
bien loin d’être partagée par la
majorité des protagonistes. La
critique quant à la carence
éthique du système est plus
souvent avancée, notamment
par la presse sportive proche du Parti communiste,
mise à l’écart de l’organisation du système du sport
cycliste. Mais aussi, par les médecins exclus du
contrôle ou par les détenteurs du pouvoir sportif qui
voient, par ce biais, leur responsabilité interne
écartée.
La justification structuraliste ou quand les
contrepouvoirs se rebiffent. En 1967, la presse confond
dopage, toxicomanie et « pharmacophrénie ». Ainsi,
bon nombre de protagonistes endossent parfois
la tunique d’éditorialiste, dont Jacques Goddet, le
président de la Société du Tour de France, et
expliquent l’affaire-Simpson en élargissant le spectre.
Pour celui qui en particulier incarne le pouvoir, pêlemêle, dopage, drogues, tranquillisants et antidouleur
sont liés, comme pour mieux préserver l’espace
sportif, comme pour ne pas lui faire porter toute la responsabilité du drame. La société des années 1960
se trouve affublée de tous les maux, dont celui de
la surmédicalisation. Cet argument n’en est pas
moins surprenant, dans la mesure où amalgamer
sport et société, c’est réfuter l’éthique et l’essence
même de cette pratique, bien mises en avant par
Michel Bouet [47]. Mais Jacques Goddet s’en prend
également à une catégorie singulière d’agents du
champ sur laquelle il n’a pas prise, les soigneurs, et
déplore la dépossession dont sont victimes les
institutions sportives dans leur lutte contre le
dopage. Le pouvoir médical et judiciaire n’est pas
intervenu malgré la présence d’un arsenal juridique
qui donne les moyens de contrecarrer le fléau48. La
quasi-totalité des articles de
fond concernant l’affaire vont
donc s’évertuer à confondre
dopage et toxicomanie et à
englober le problème dans un
système large et, du même
coup, plus déresponsabilisant.
La presse à scandale,
notamment Paris-Match, ne se
limite pas, de son côté, à pointer du doigt la responsabilité
personnelle de l’athlète. C’est
la condamnation d’une logique
culturelle qui est à l’œuvre :
l’usage de la drogue et des
médicaments dans la société
civile. Filant la métaphore
dopage-toxicomanie, l’hebdomadaire étaye son analyse grâce à des témoignages
médicaux. Le dopé est un drogué, il ne peut résister
à aucune attaque microbienne, selon le professeur
Boissier de la faculté de médecine de Paris. De la
même façon que Jacques Goddet, les journalistes
de Paris-Match font fi de la spécificité du sport [49].
L’éditorialiste de l’hebdomadaire condamne
toutefois aussi la surmédiatisation du sport et les
intérêts économiques qui gravitent autour de lui [50].
Les ouvrages critiques condamnent eux aussi
non le sport lui-même, mais l’utilisation qui en est
faite. Si le Tour de France est propice au dopage,
c’est parce qu’il est né de la volonté commerciale du
rédacteur en chef de L’Auto, Henri Desgranges, de
la concurrence entre les marques de cycles et de
l’arrivée de la télévision. En revanche, là où l’explication est originale, c’est lorsqu’elle met au jour
une tension entre l’appât du gain des coureurs, des
directeurs sportifs et des soigneurs et le nombre
limité de commanditaires. Cette carence justifie que
toutes les parties prenantes ne peuvent tirer bénéfice
de leur investissement dans le Tour de France et
dans les autres compétitions cyclistes de moindre
envergure. Toutefois, l’idée générale est bien que le
cyclisme soit passé du sport au spectacle. La
responsabilité des coureurs s’efface donc derrière la
logique du système. Anquetil, d’ailleurs, reprendra
l’argumentation en déclarant
que « Simpson est mort des
exigences de sa profession ».
Aujourd’hui encore, le docteur
Jean-Paul Escande expose une
réalité où la responsabilité du
sportif se cache derrière la logique du système, notamment
politique [51]. Cette conception
n’est pas nouvelle, elle trouve
son origine dans le pessimisme
que l’affaire Simpson a inauguré. En effet, en cette année
1967, les responsables politiques sont mis en cause. On
reproche ainsi à Maurice
Herzog l’édification d’une
mauvaise loi, orientée strictement vers le cyclisme…
alors que lui-même a franchi l’Annapurna par des
moyens déloyaux ( maxiton ) et que l’alpinisme se
réclame de l’éthique et de l’essence même du sport52.
On regrette également que « le gouvernement se soit
emparé du contrôle antidoping de façon inopérante,
alors que le pouvoir sportif commençait à éradiquer
le fléau53».
Mais incontestablement, la critique sociale et
politique se fait plus vive encore avec le journal
Miroir-Sprint, dès la deuxième quinzaine du mois
de juillet 1967. « Le “ doping ” est un mal de notre
temps. Il ne frappe pas que les cyclistes ; il frappe
tous ceux que leur condition sociale incite à remporter quelques victoires sur leur état : les étudiants
qui doivent passer un examen et travailler en même
temps. Le routier qui doit, pour vivre correctement,
assurer une rotation accélérée. L’ouvrier, qui fait des
heures supplémentaires ou du travail au noir. » Si le
progrès est là, les cadences infernales et la course à
la productivité aussi. Ce point de vue original illustre
donc l’impossibilité de reproduire l’éthique et l’essence du sport dans les autres sphères de la
société, tandis que les discours précédents ne
faisaient que regretter la contagion du sport par le
social54. Parmi les protagonistes de la presse critique,
lorsque la société capitaliste n’est pas attaquée, c’est
un champ médian qui l’est, en l’occurrence le système
sportif. Miroir-Sprint regrette d’ailleurs que seul le
cyclisme soit remis en question, alors que l’on
« soutient cette entreprise de démolition qu’est la
boxe ». On relate aussi les affaires qui ont secoué les
jeux olympiques de Rome, de
Tokyo et les clubs de football.
Les cyclistes ne sont donc
plus les seuls concernés. « En
athlétisme, le mal tend à se
répandre et les sports d’équipe
[ … ] ne sont pas à l’abri de la
contagion. Si les cyclistes en
usent plus régulièrement, c’est
que leur pratique est la plus
dure de toutes [55]. »
Les seuls qui finalement
remettent en particulier le
cyclisme en question sont certains médecins qui se jugent
illégitimement dépossédés du
contrôle de ce sport. Dès octobre 1967, des contributions sont publiées par la presse
sportive, cautionnées par le niveau de certification
des praticiens. Ceux-ci, pour la plupart, s’insurgent
contre le calendrier proposé par les instances en
charge de la discipline qui ne fait qu’encourager le
recours au dopage. Regrettant également l’absence
de confrères pour entourer les coureurs, les «médecins
journalistes » expliquent « qu’il y a plus de gens pour
soigner la mécanique, que pour soigner les hommes
[ … ] de ce fait, les soigneurs sont très demandés [56]».
Dès lors, l’entourage direct des coureurs est montré
du doigt. Poulidor parle, par exemple, du gourou
Antonin Magne, son directeur sportif chez Mercier :
« À la fin de chaque étape, il faisait virevolter, tour
à tour et devant chaque coureur, son pendule audessus des fioles homéopathiques. Dès que l’outil
vibrait, cela signifiait qu’il était “ positif ”, il en
donnait alors quelques gouttes à l’intéressé [57]. »
Simpson était, pour sa part, très entouré. Les
financiers britanniques l’aidaient. Ses dévoués
coéquipiers étaient prêts à se stimuler… le cas échéant avec des produits chimiques [58].
Au final, toutes ces justifications, malgré leur
différence de largeur de spectre, ont un point
commun. Elles conduisent toutes à déresponsabiliser
les coureurs pour entériner une logique « causaliste »,
déterministe et « altériste ». Société capitaliste,
système politique, sport, cyclisme, entourage s’offrent
comme autant de boucliers. D’une certaine manière,
on tend à disculper toujours plus l’agent sportif, sorte
de gladiateur des temps modernes. Après tout, le
ou plutôt les systèmes impersonnels peuvent bien
en assumer la responsabilité… la structure est moins
sensible que l’homme !
Scandale Festina
durant le Tour 1999,
affaire Cédric Vasseur
de l’équipe Cofidis
de janvier 2004,
éviction de l’équipe espagnole
Kelme du Tour 2004,
décès de Marco Pantani
la même année :
« trente-huit ans
plus tard, le problème n’est
toujours pas réglé ».
Le drame de 1967 est exemplaire de la désormais tragique image du dopage, au sens où la mort
en direct d’un champion, devant les caméras de télévision et dans la course la plus populaire du monde
est une regrettable première, comme si cet événement inaugurait une nouvelle structuration dans
l’espace social. Elle laisse voir des appréhensions
médiatiques aussi diverses que les positions des
acteurs de la presse à l’intérieur du champ. Les
dominés, qu’ils soient journalistes, médecins, voire
même coureurs éloignés des instances dirigeantes,
se rangent aux côtés des cyclistes et font du dopage
une affaire générale. Les dominants, qu’ils soient
dirigeants politiques, membres de la société du Tour
de France ou journalistes de L’Équipe, cherchent,
eux, à réduire le « phénomène » à une affaire personnelle. Les stratégies de défense des acteurs sont
définitivement posées : détournement, banalisation,
retournement, conversion, en cas de dopage avéré,
et persécution, incrimination, en cas de simples
rumeurs. Les justifications du passage à l’acte sont
lancées en cette année 1967 et perdurent encore
aujourd’hui.
Cette affaire est exemplaire aussi dans la mesure
où elle se double d’une critique sociale exacerbée,
notamment par le journal le Miroir du cyclisme. Elle
inaugure également une nouvelle donne en matière
de santé. Si le médicament, dans la vie civile, est
considéré comme un bienfait avant 1967, sa
consommation abusive commence à susciter des
questions à partir de cette date. Les médecins, selon
leur position dans le champ, vont en défendre l’usage
ou au contraire le condamner. Le dopage lui-même
se modifie : dynamisant auparavant, il sert à masquer
son usage par la suite. Le drame Simpson a donc
bien une portée générale, tant le nombre d’acteurs, la pluralité des secteurs touchés et les moyens de
défense utilisés sont nombreux.
Sur le plan épistémologique et paradigmatique,
impossible donc de limiter l’éclairage historique à
un structuralisme triomphant ou à un subjectivisme
tout-puissant. Ainsi, certains acteurs remettent en
cause l’honnêteté de Simpson, pendant que d’autres
attaquent le « système ». À ce titre, ces derniers
développent une argumentation « causaliste »,
explicative et structuraliste, alors que les premiers
émettent un point de vue comportementaliste,
« compréhensif » ( au sens où l’entend Max Weber ),
subjectiviste et individualiste. Le déterminisme,
qu’il soit lié à des circonstances mouvantes ou à un
système structuré et stable, s’oppose donc au
pragmatisme, qui restaure très largement la part de
liberté individuelle de chacun. La dimension
macroscopique se mêle et se confronte à la dimension microscopique. De la même façon, certains
protagonistes s’attachent au particularisme du
sport, à son essence même, à son éthique et à sa
signification, pendant que d’autres n’en font pas un
« champ clos hors le monde », pour reprendre une
expression chère à Pierre De Coubertin.
La prochaine étape dans l’appréhension du
dopage est de ne plus se limiter aux disciplines
considérées, depuis toujours, comme suspectes
( cyclisme, athlétisme et natation ). Les autres sports
individuels (tennis) et les sports collectifs font maintenant l’objet d’une critique acerbe. L’harmonisation
entre les disciplines et entre les pays paraît nécessaire.
Les plus laxistes d’entre eux commencent à réagir.
Depuis décembre 2003, après le championnat du
monde d’athlétisme d’août 2003 au Stade de France,
la fédération américaine d’athlétisme a pris la
décision de suspendre à vie ses athlètes dont le test
de contrôle est positif.
Pourtant, malgré ces avancées, le scandale
Festina, durant le Tour de France 1999, l’affaire
Cédric Vasseur de l’équipe Cofidis de janvier 2004,
les paroles de Philippe Gaumont qui avoue se doper
comme 95% des coureurs, l’éviction de l’équipe
espagnole Kelme du Tour 2004, à la suite d’autotransfusions sanguines, et surtout le décès de Marco
Pantani, la même année, après une prise importante
d’anxiolytiques, font dire que « trente-huit ans plus
tard, le problème n’est toujours pas réglé [59] ». S’il ne
l’est pas, la volonté politique et sportive est, toutefois,
davantage présente. La fédération grecque n’a pas hésité à prendre des sanctions lourdes contre ses
propres représentants dans le sport majeur qu’est
l’athlétisme aux jeux olympiques. Ainsi, lors des jeux
d’Athènes, Kanteris et Thanou n’ont pu participer
au sprint, la Russe Korzhanenko ( poids ), ainsi que
les Hongrois Fazekas ( disque ) et Annus ( marteau ),
tous trois champions olympiques, ont été destitués
de leur titre. Après l’affaire Simpson qui a conditionné trente-huit ans de lutte contre le dopage, les
jeux olympiques d’Athènes n’ouvrent-ils pas en la
matière une nouvelle ère en passant de l’intention
aux actes avec vingt-cinq athlètes débusqués ? Si tel
est le cas, doit-on percevoir, à travers cela, une
volonté de moraliser puissamment le sport de haut
niveau et d’y réintégrer une certaine éthique, celle
liée à son essence propre ? Est-ce un aveu d’impuissance des «spécialistes» du dopage qui reconnaissent,
par ce biais, que les moyens de détection ont
progressé plus rapidement que les techniques de
masquage ? Plus probablement, cette volonté
d’épurer et de redonner toute sa place à l’éthique ne
va pas à l’encontre des intérêts inhérents à la pratique
de haute compétition. En effet, pour satisfaire les
instances internationales et les États désireux d’offrir
d’eux une image pacifique et propre, les structures
sportives nationales sont condamnées à faire bonne
figure. Nous pouvons alors conclure qu’éthique et
intérêts ne sont pas opposés, dès lors que les objectifs
poursuivis par les acteurs, quels qu’ils soient, sont
convergents.
Pascal Charroin est maître de conférences,
chercheur à l’université Claude-Bernard ( Lyon 1 )
et chercheur associé à l’université
Jean Monnet Saint-Étienne.
***
- 01. P. De Coubertin, « Les assises philosophiques de l’Olympisme moderne », dans Textes choisis, t. 2, L’olympisme, cio, 1986, p. 15-19.
- 02. C. Sobry, « Le Tour de France et le dopage », dans P. Porte et D. Vala, Maillot jaune. Regards sur cent ans du Tour de France, Anglet, Atlantica, « Sport et Mémoire-Musée National du Sport-Musée Auto Moto Vélo », 2003, p. 464- 485.
- 03. Dans le jargon cycliste, produit, le plus généralement illicite, naturel ou artificiel permettant, selon les utilisateurs, d’améliorer le niveau de performance.
- 04. A. Londres, « Les géants de la route », Le Petit Parisien, 27 juin 1924.
- 05. J.-P. Penez, J. De Potier, F. Page et D. Camus, « Mystère dans le Tour : une des vedettes tombe les bras en croix », Paris-Match, no 527, 18 juin 1955, p. 28-29.
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- 07. M. Bouet, Signification du sport, Paris, Éditions universitaires, « Encyclopédie universitaire », 1968.
- 08. J. Leulliot, « Le petit prince Jacques Anquetil 1952 la confirmation », Vélo-Rétro, no 77, Pomeys, Vélocithèque, p. 26-27.
- 09. T. Simpson, « Oui, j’ai été dopé », France-Dimanche, no 998, 1965, p. 18.
- 10. P. Arnaud, « Une histoire du sport », La Documentation française, no 7019, juin 1995, « Documentation Photographique », p. 8.
- 11. F. Wille, Le Tour de France : un modèle médiatique 1903-2003, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Sport et sciences sociales », 2003.
- 12. G. Vigarello, « Le corps et ses représentations dans l’invention de la gymnastique », dans C. Pociello (dir.), Entre le social et le vital. L’éducation physique et sportive sous tensions… ( XVIIIe -XXe siècles ), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Sports, cultures, sociétés », 2004, p. 27-41.
- 13. M. Vidal, « Les compagnons du Tour », Miroir-Sprint, no 1102, 17 juillet 1967, p. 2.
- 14. L’Équipe, no 6622, 14 juillet 1967, p. 2.
- 15. « Les derniers efforts de Tom Simpson », Le Miroir du cyclisme, no 89, août 1967, p. 30.
- 16. M. Radenac, « Roger Pingeon : Tous les coureurs cyclistes se dopent un jour ou l’autre »,Télé 7 Jours, 7 août 1984, p. 62-63.
- 17. Paraphrase de l’article de G. Hébert, « Médecin, haltelà ! », L’Éducation physique, no 2, 1927.
- 18. M. Mallaret, A. Jaillard et H. Hida, « Effets physiologiques de la pharmacodépendance », Sport, toxiques et dépendance, Lyon, ensl, jeudi 29 novembre 1990, p. 7.
- 19. L’Équipe, no 6622, op. cit., p. 1.
- 20. M. Thierry, « À deux kilomètres du sommet, Simpson se mit à tanguer… il s’abattit dans la pierraille », L’Équipe, no 6622, op. cit., p. 2.
- 21. J. Goddet, « L’hommage à un camarade mort sur la route », L’Équipe, no 6623, 15-16 juillet 1967, p. 3.
- 22. « L’enquête se poursuit », L’Équipe, no 6624, 17 juillet 1967, p. 4.
- 23. A. Michea, « Tom était mort », Le Miroir du cyclisme, no 89, août 1967, p. 43.
- 24. R . Pointu, « Une course et des hommes », MiroirSprint, op. cit., p. 12.
- 25. J. Goddet, art. cité. 26. J.-P. de Mondenard, « Les médailles propres sont rares », Sport et vie, no 9, p. 4-5.
- 27. É. Besson, « Fenêtres sur Tour », Miroir-Sprint, op. cit., p. 22.
- 28. R . Burger, « Quo vadis… sport cycliste ?», Le Miroir du cyclisme, no 92, octobre 1967, p. 6-7.
- 29. M. Clare, « Lucien Aimar : “Simpson aimait tant la vie ”», L’Équipe, no 6622, op. cit., p. 4.
- 30. Affirmation d’ailleurs confirmée par Alex Poyer, spécialiste français de l’histoire du cyclisme et du cyclotourisme (Les premiers temps des véloce-clubs. Apparition et diffusion du cyclisme associatif français entre 1867 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2003 ).
- 31. « L’enquête se poursuit », L’Équipe, no 6624, op. cit., p. 4.
- 32. M. Vidal, art. cité.
- 33. Ibid. et « Hoban en hommage », Miroir-Sprint, no 1102 A, 17 juillet 1967, p. 20-21.
- 34. Cette argumentation va à l’encontre de celle de Michel Bouet (op. cit.), qui fait du sport une pratique sociale dotée d’une essence singulière.
- 35. A. Michea, « Tom était mort », op. cit.
- 36. M. Crozier et E. Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.
- 37. Défini par Pierre Bourdieu comme « sous-ensemble de l’espace social à l’intérieur duquel les agents luttent pour l’appropriation de profits symboliques, matériels ou financiers spécifiques » (La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1979, p. 73 ).
- 38. J.-P. Ollivier, Tom Simpson. Un champion dans la tourmente, Grenoble, Glénat, « La véridique histoire », 2002.
- 39. C. Parmentier, « Le dossard numéro trois n’était pas au départ…», Le Miroir du cyclisme, no 90, août 1967, p. 3.
- 40. M. Vidal, art. cité, p. 5. 41. O. Merlin, G. Conesa, C. Duranteau, H. Chandet et M. Terrier, « Le doping va-t-il tuer le sport ?», Paris-Match, no 1155, 29 juillet 1967, p. 34-36. 42. C. Sobry, « Le Tour de France et le dopage », dans P. Porte et D. Vala, Maillot jaune. Regards sur cent ans du Tour de France, op.cit. 43. T. Simpson, Cycling is My Life, Londres, Stanley Paul, 1966.
- 44. É. Besson, art. cité.
- 45. M. Radenac, art. cité.
- 46. R . Pointu, art. cité, p. 13.
- 47. M. Bouet, op. cit.
- 48. J. Goddet, art. cité.
- 49. M. Bouet, op. cit.
- 50. O. Merlin et al., art. cité.
- 51. J.-P. Mestre, « Dopage : le professeur Escande muscle le débat », Centre-Dimanche, no 2613, 29 juin 2003, p. 3, et J.-L . Maitrot, Enquête sur les coulisses du dopage, Paris, Flammarion, 2003.
- 52. Toutefois, l’adversité s’incarne, pour ce qui concerne cette pratique, dans la nature ( montagne ) et non dans la culture ( autres concurrents ).
- 53. A. Michea, « Une loi bâclée », Le Miroir du cyclisme, no 91, septembre 1967, p. 31.
- 54. M. Bouet, op. cit.
- 55. M. Vidal, art. cité, p. 5.
- 56. R . Burger, « Quo vadis… sport cycliste ?», art. cité.
- 57. Tous les faits relatifs à la dualité Anquetil-Poulidor ont été puisés dans O. Hannegrave, « Les grands duels du sport Anquetil/Poulidor », canal Arte, 2001, 55 minutes.
- 58. J.-P. de Mondenard, art. cité.
- 59. « Le Tour ça sent si bon la France », Paris-Match, no 2824, du 3 au 9 juillet 2003, p. 66.

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