Ballon d’or Ousmane Dembélé, la classe iconoclaste
Quel or est-il ?
Victorieux lundi soir de la plus prestigieuse des récompenses dans le monde du football, le Normand de 28 ans, arrivé au PSG en 2023, cultive un sens du collectif sous des airs un peu désinvoltes.
24 Sep 2025 - Libération
Par Grégory Schneider
Au milieu de cet objet astronomique qu’est devenu le ballon d’or, quelque chose entre le Hall of Fame des basketteurs nord-américains et le Festival de Cannes : les circonstances et les larmes. Elles ont coulé lundi soir sur le visage d’Ousmane Dembélé, désormais sixième ballon d’or français (1), sur la scène du théâtre du Châtelet quand il a évoqué ses très proches, son ami Moustapha Diatta au côté duquel il a grandi dans le quartier de la Madeleine à Evreux (Eure) et sa mère, Fatimata, qui a élevé seule la fratrie (un frère, deux soeurs). Elle l’a rejoint sur l’estrade dans la foulée.
Une heure plus tôt, l’attaquant du Paris-SG faisait encore le ménage : des témoins ont vu l’international tricolore, furieux, se lever de son siège et quitter la salle pour voler au secours de ses proches rudoyés par le service de sécurité. Drôle d’histoire que celle du Normand, natif de Vernon, dans l’Eure. Toujours un peu à côté, jamais tout à fait là, même si son sport lui a appris au long cours à s’organiser et donner le change. A l’école, ses professeurs ont eu parfois la surprise de le voir déserter en plein cours. Sans rien dire. L’un d’eux nous avait expliqué qu’à son avis, le gamin ne pouvait pas rester assis longtemps, un truc d’enfant suractif. Sauf que l’enseignant ne l’aurait pas juré non plus. Quand les éducateurs du centre de formation du Stade rennais l’ont vu arriver à 13 ans, une brindille menaçant de se casser en deux par grands vents, ils ont eu la surprise de la voir tirer un corner du pied droit, puis un autre du gauche.
Impression de légèreté et de grâce
Dans l’Hexagone ou ailleurs, aucun entraîneur de jeunes ne voit jamais un gosse faire ça. Dembélé avait été incapable de fournir la moindre explication. Des années plus tard, à la veille de s’envoler pour le Mondial russe de 2018 et un titre planétaire dont il fut (on y reviendra) le principal dindon de la farce, pour ne pas dire le seul, Dembélé avait, une fois de plus, été relancé sur son ambidextrie. Il avait très, très mal pris la question. Au-delà du décalage entre un sujet plutôt innocent et la colère du joueur, puis d’une réponse confuse –«je frappe mieux du droit mais je pense que je conduis mieux le ballon du gauche» alors que les images laissent deviner l’inverse –, on avait cru saisir un éclat de vérité aveuglant : Dembélé habite son monde à lui. Régulé par son temps à lui. Si l’on remonte le fil, il faut d’abord parler à son sujet de frayeur.
A l’automne 2014, s’estimant désormais plus embarrassés qu’autre chose par le phénomène (17 ans à l’époque) qu’ils ont sous la main, les éducateurs du Stade rennais partent en délégation convaincre l’entraîneur d’alors de l’équipe première, Philippe Montanier, de prendre Dembélé chez les grands. La Ligue 1 est rude, l’attaquant ne pèse même pas 60 kilos et le coach breton refuse. Quand celui-ci est prolongé, Dembélé s’en va: on veut dire physiquement. Il quitte Rennes, sa mère, et tout ce qui le rattache à ce bas monde. Pour partir Dieu sait où. Il en dira : «J’étais plus en colère que malheureux», signe aussi que le feu couve sous la glace.
iIenveillance générale
En difficulté au niveau des résultats, Montanier sera écarté et sa gestion du cas Dembélé aura, selon plusieurs acteurs en poste dans le club d’Ille-et-Vilaine, pesé très lourd. Il fallait y voir la force de conviction d’éducateurs littéralement habités ; une vie à voir passer des centaines de gamins quand, soudain, sur une petite dizaine de minutes, ce qu’ils devinent chez l’un d’eux les frappe comme la foudre. Et les investit d’une mission sacrée, celle de faire émerger quelque chose que la quasi-totalité des entraîneurs de jeunes n’a aucune chance de voir passer. Au fil des mois, il a fallu y mettre d’infinies précautions. Arrivé dans la foulée de Montanier, Rolland Courbis prend l’habitude de sortir son attaquant dès les matchs pliés, gagnés ou perdus. A hauteur de 15 millions d’euros à l’encan, il faut le remettre dans sa housse dès que possible. Ça ne dit pas l’impression de légèreté, de grâce qu’on aura ressentie depuis les tribunes du Roazhon Park un soir d’avril 2018 contre le Stade de Reims: Dembélé aurait remplacé le ballon par un oeuf qu’il ne l’aurait même pas fendillé.
La suite fut autrement heurtée. Transféré au Borussia Dortmund en 2016, il importe outre-Rhin, devant des supporteurs sidérés, cette tradition française de la grève de l’entraînement pour forcer ses dirigeants à le transférer, dans son cas au FC Barcelone. Les dirigeants allemands l’ont joué fine : se poser en victime d’un deal où ils ont ramassé un transfert de 105 millions d’euros plus une quarantaine de millions facilement atteignables, soit 130 millions de bascule pour un joueur acheté un an plus tôt, voilà qui relève du grand art. Au milieu de ce cirque, le gamin du quartier de la Madeleine, qui embarquait un ballon à chaque fois que sa mère l’envoyait faire des courses à la supérette du coin, ne s’appartient plus. Si les dirigeants catalans ont lâché cette somme dans un contexte de quasi-faillite, où Lionel Messi leur coûtait déjà plus d’une centaine de millions par an de salaire et de primes diverses, c’est aussi pour contrebalancer médiatiquement le départ de Neymar, unilatéralement décidé par le Brésilien. Et le costume taille large. Sur ses six saisons au Barça, Dembélé en aura passé deux en cumulé à l’infirmerie ou en rééducation, soit plus d’une centaine de matchs manqués. Et une petite musique s’installe, jusqu’aux portes de Clairefontaine où il est convié chez les A dès 2016: Dembélé ne connaît rien au football. Bien sûr qu’il l’adore. Il aime aussi la vie du vestiaire, où sa classe de joueur comme son côté iconoclaste lui valent la bienveillance générale. Mais il mange n’importe quoi, se couche à pas d’heure, file en jet à Marrakech dès qu’il a quarantehuit heures devant lui, passe aux soins quand il y pense. Absent le matin lors d’une journée à deux séances d’entraînement, il déboule l’après-midi en feintant la colère contre des comploteurs imaginaires coupables d’avoir changé le planning dans son dos. Ses coéquipiers en rigoleront pendant des mois, les coachs vont inévitablement éprouver une certaine tendresse, mais le foot est un business démesuré et le Normand en vit aussi. Le 16 juin 2018, à Kazan, alors que les Bleus lancent leur Coupe du monde devant la sélection australienne (2-1), le sélectionneur tricolore Didier Deschamps l’aligne avec Antoine Griezmann et Kylian Mbappé et fait la preuve par l’absurde, une bonne fois pour toutes dans la compétition, de l’incompatibilité de ces trois-là. Seul Dembélé payera la note, sur l’autel du repli défensif. Il avait été pourtant le seul du trio à faire des efforts de replacement ce jour-là. Démuni, communiquant à la fois rare, impulsif et désorganisé, moins fort aussi que ses deux partenaires d’attaque, il s’était effacé sans secousse. Une posture qu’il aura peu ou prou traînée jusqu’à la saison dernière et la fulgurante ascension du Paris-SG. Dans l’intervalle, il aura pourtant invité une palanquée d’experts, payés par ses soins, à rejoindre le «projet», comme les joueurs définissent parfois eux-mêmes leur carrière : kiné, cuisinier, analyste vidéo, préparateur physique. Ce dernier, Jean-Baptiste Duault, s’était précédemment occupé du champion du monde du 800 mètres tricolore Pierre-Ambroise Bosse ou du sprinteur Jimmy Vicaut. Il a raconté les choses comme suit dans l’Equipe : «Sur le plan mental, Ousmane est injouable. Nous travaillons ensemble depuis cinq ans et je ne l’ai jamais vu baisser les bras. Je n’ai jamais perçu de doute chez lui. Cette image du joueur en dilettante m’a toujours surpris. Après, comme tous les grands champions, c’est quelqu’un qui a besoin de comprendre ce qu’on lui demande de faire.» Expliquer. Insister. Et bien sûr choisir son moment, l’hypersensibilité d’une star du foot au timing figurant parmi les dix commandements du coaching à ces altitudes. Durant l’automne 2024, l’entraîneur du Paris-SG, Luis Enrique, a parfois manié le bâton, écartant le joueur sur certains matchs importants.
Mais le soir du sacre européen du club parisien à Munich devant l’Inter Milan (5-0), le 31 mai, alors que tous les attaquants jusqu’au jeune (19 ans) Senny Mayulu avaient marqué sauf lui, c’est à Dembélé que le coach parisien avait rendu hommage, premier joueur cité nommément. L’intéressé s’en est souvenu lundi sur la scène du Châtelet : «Je voulais remercier le Paris-SG qui est venu me chercher en 2023 [à Barcelone, contraint de le laisser filer pour des raisons économiques, ndlr]. C’est vraiment une famille incroyable. Le staff, l’entraîneur Luis Enrique… c’est vraiment un papa pour moi. Il a toujours été une personne importante dans ma carrière même si elle n’est pas finie. Je veux aussi remercier mes coéquipiers, c’est grâce à vous tout ça. Vous m’avez soutenu dans les bons et les mauvais moments. Ce trophée individuel, pour moi, c’est vraiment le collectif [parisien] qui l’a gagné.» Une notion collective difficile à articuler, surtout dans le contexte.
Joueur inspirant et tranquille
Soucieux de lui attribuer une part de la furia défensive parisienne, véritable clé des succès du club en 2025, ses partisans ont diffusé l’idée d’un joueur inspirant, montrant le chemin du dévouement à Bradley Barcola, Désiré Doué ou encore Khvicha Kvaratskhelia. Au vrai, Dembélé a toujours défendu comme un chien. Et ses coéquipiers ne l’ont pas moins fait que lui. Mais il aura donné sa part, tout meilleur buteur (35 buts) du club et plus gros salaire (1,5 million d’euros mensuels) qu’il est. Partout ailleurs, ce joueur-là est tranquille. Il y eut surtout cette altercation avec Luis Enrique dépassant son cas, avec un Dembélé s’indignant de la mise au tas de deux de ses coéquipiers en équipe de France, Lucas Hernandez et Presnel Kimpembe. Il en fut pour y voir un acte fondateur, l’altruisme n’ayant jamais été la valeur la mieux partagée dans un club parisien pétrifié par les gazo-dollars déversés par Doha. Il fallait sans doute que ça vienne d’un type comme lui. Dembélé a souvent existé par et à travers les autres. A commencer par ceux qui, par déférence envers son talent, se sont acharnés à le hisser là où un joueur de sa trempe doit être. Il aura dû faire plus de chemin que pas mal d’autres. Belle histoire quand même.
(1) Raymond Kopa, Michel Platini et Jean-Pierre Papin l’ont obtenu quand le ballon d’or ne concernait que les joueurs européens. Zinédine Zidane et Karim Benzema dans un contexte mondialisé.

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