Dans le miroir, la mélancolie cycliste


BERNARD PAPON/AFP
Tadej Pogacar attaque dans la rampe Saint-hilaire durant la 4e étape.

Dans la 4e étape, entre Amiens et Rouen (174,2 km), victoire du Slovène Tadej Pogačar (UAE), sa 18e. Au kilomètre 128,1, le peloton est passé à La Neuville-chant-d’oisel, où Jacques Anquetil possédait un château. Mémoire.

9 Jul 2025 - L'Humanité
Rouen (Seine-maritime), envoyé spécial. JEAN-EMMANUEL DUCOIN

Acte I, scène I.
Avec le Tour, nous venons tous au vélo avant terme. Et quand les traces mémorielles se confondent avec la Légende en mode onirique, nous continuons de puiser dans le patrimoine de cette francité insolente qui condescend une fois l’an à honorer les exploits en tricolore. Alors, cette France de Juillet dessine les contours d’un Hexagone de salle de classe. Avec ses bordures. Ses reliefs. Et ses héros. Entre Amiens et Rouen (174,2 km), il y eut le kilomètre 128,1. Le peloton aurait pu, dû s’y arrêter. S’y recueillir, prier les dieux du vélo. Comme pour prendre la mesure d’un profil juché de cinq bosses dans le final, avant de toucher la ville aux « cent clochers» décrite par Hugo. Kilomètre 128,1, donc. Nous arrivâmes à La Neuville-Chant-d’Oisel, au pied de la côte baptisée «Jacques Anquetil» (3,6 km à 3,6%). «C’est bien ici?» Des hurlements de corbeaux trouèrent le silence de la campagne. Déjà, nous devinions les fragments de la mythologie usinée par un Normand hors norme.

DES ROUTES DIGNES DE SA DÉMESURE

Émotion intacte, souvenirs des premières visites. Nous nous trouvâmes sur les hauteurs de Sotteville-lès-rouen, sous un soleil généreux. « Oui, c’est bien là », le château Anquetil, dit château des Elfes, datant du XIXE, où séjournèrent Maupassant et Flaubert et acquis par Maître Jacques en 1961. Dans nos regards humides, l’imagination et la passion se projetèrent en action, assez pour repenser aux quelques images en noir et blanc qui montrèrent, un jour de pluie, les membres onctueux d’un cycliste venu d’ailleurs, dans ses débuts inouïs, à Sotteville, où il signa sa première licence amateur, lui l’apprenti ajusteur titulaire d’un CAP. Parce qu’il « jouissait de la bienveillance des vents », avec son « nez aigu et son visage de fine lame » (1), Anquetil trouva ici, par la volonté de sa force suprême, des routes dignes de sa démesure. Et plus tard, une demeure bourgeoise pour se reposer et tenter de ratatiner la patine des efforts.

Acte I, scène II. 
Un murmure: «C’est sur ses routes qu’il a débuté.» Puis sonna 16h35, et quatre échappés (Asgreen, Gachignard, Abrahamsen et Martinez) franchirent le sommet de la côte « Jacques Anquetil», avant la grande bataille terminale des puncheurs et autres cadors. Aucune comparaison possible avec le grand Jacques, premier quintuple vainqueur, lui l’ancien jeunot échappé des brumes pour conquérir le monde, maître du temps et modèle d’esthétisme. À l’époque, «c’est une sorte de commotion que l’irruption du génie» (2). Dès les origines, «Anquetil enveloppe sa machine ; il pédale de la pointe, effaçant la douleur en signe de politesse. (…) Sorti d’un rêve de buée, cet ange diaphane allait offrir la matière d’un mythe dont il serait le seul héros et l’unique victime» (1).

Acte II, scène I. 
Que nous regardions avec intérêt les pédalés de Pogačar, de Vingegaard ou d’evenepoel, rehaussés par les élans stylistiques des Hinault, ou Fignon, admettons aujourd’hui encore que le coup de pédale du « pionnier » Anquetil demeura le secret le mieux gardé du peloton : c’était le sien. Comment ne pas s’émouvoir devant cette facilité qui éclaira l’humanité du vélo comme on reçoit la lumière ? Comment s’en étonner, bientôt quarante ans après sa mort, en 1987, quand surgissent toujours les traces-sans-traces de nos Tours d’enfance ? Et surtout, comment s’en affranchir, ici-et-maintenant, lorsque « la classe soyeuse » (3) devint patrimoine référencé, à nul autre semblable ? Car le cyclisme permit à Anquetil de s’abstraire de sa condition, celle de son père, cultivateur de fraises, courbé du matin au soir. D’où la manière foetale sur le vélo, telle une seconde nature, s’inventant une noblesse particulière, cheminant toujours à rebours du temps. Non pour ajouter des lignes au palmarès ou pour l’argent, mais pour contresigner le livre de l’imaginaire.

« PRISONNIER DE RIEN »

Acte II, scène II. 
Au château de La Neuville-Chant-d’Oisel, 17 kilomètres au sud-est de Rouen, les chemins se lovaient autour d’arbres centenaires. Cette acquisition donna à Jacques Anquetil des airs de seigneur et lui offrit le cadre en solitaire d’un ultime voyage au bout de la nuit. Lui, marchant sur ses terres, loin de tout. Au moins n’était-il « prisonnier de rien », « authentique émancipé », unique maître « de sa propre classe », celle qu’il avait créée, celle d’« un intouchable » (3). Que dirait-il de lui-même ? Ceci : « Il suffit que je me sente prisonnier d’un mur pour avoir envie de le sauter. C’est un réflexe. La cigarette est proscrite, je fume. Il ne faut pas sortir le soir, je sors. » Et il confesserait: «Le cyclisme n’est pas mon sport. Je ne l’ai pas choisi, c’est lui qui m’a choisi. Je n’aime pas le vélo, le vélo m’aime. Il va le payer.»

Épilogue. 
Peut-être aurait-il apprécié la dix-huitième victoire d’étape du Slovène Tadej Pogačar (UAE), au coeur de Rouen. Sans doute aurait-il aimé le soleil fuyant de sa Normandie, cet éclat furtif dans le déroulé du charme et, comme jadis, écrire à l’avance sa marche dans l’illimité. Pour que, avec lui, devant l’inaccessible étoile, le chronicoeur puisse clamer cette autre définition de l’amour absolu : la mélancolie cycliste.


(1) Anquetil tout seul, de Paul Fournel, Seuil, 2012.
(2) Forcenés, de Philippe Bordas, Fayard, 2008.
(3) Dans les secrets du Tour de France, de Cyrille Guimard, Grasset, 2012.

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