SEBASTIÃO SALGADO - Toute la splendeur et la misère du monde


Photos Sebastião SALGADO. Collection MEP Paris.
A la mine d’or de Serra Pelada, au Brésil, où les travailleurs sont photographiés en 1986.

LUMIÈRE NOIRE

Le photographe franco-brésilien est mort vendredi à 81 ans.

«Pour prendre une photo, je ne me cache jamais. Des fois, c’est tellement dramatique que je la fais avec l’espoir que ça ne se renouvellera pas […] Mais je m’en fiche de ce qu’on dit !» Sebastião Salgado en avril 2000 dans «Libération»

Géant du noir et blanc, le Franco-Brésilien globe-trotter aura documenté sans relâche la condition des déclassés et des exilés, donnant des visages aux damnés d’une Terre ravagée par l’homme. Avant de célébrer, avec «Genesis», la beauté de la nature. Il est mort vendredi à 81 ans.

24 May 2025 - Libération
Par Gilles Renault

La photographie a beau ne pas être en soi une compétition, Sebastião Salgado pouvait se prévaloir d’un titre : décliné sur tous les continents en une multitude d’expositions, son projet «Genesis» est probablement à ce jour celui qui a été le plus visité au monde, devançant, comme ne manquait pas de le rappeler Polka, son galeriste parisien, le non moins illustre «Family of Man» d’Edward Steichen, grand-oeuvre collectif né en 1955 au MoMA de New York, qui, dans le cadre d’une tournée internationale étalée sur sept ans avait attiré plus de 10 millions de personnes.

Mais autant le photographe américain orchestrait un kaléidoscope thématisé et contemporain de l’humanité, autant Salgado, lui, signait en nom propre une symphonie en noir et blanc, célébrant –aux antipodes de l’Occident citadin – la nature. Insoumise et résiliente. Enigmatique et envoûtante. Souveraine et, vaille que vaille, ­immarcescible. «A l’heure où la planète est en danger, j’ai décidé de photographier tout ce qui existe depuis la nuit des temps et qui nous est parvenu intact», clamait la note d’intention. «Genesis» est ainsi une oeuvre hors norme dont l’histoire a couru de 2004 à 2012, à raison d’une moyenne de quatre séjours par an dans une trentaine de pays au total. «Une communion», disait Salgado, à la fois geste purificateur et déclaration d’amour fou d’un homme reconnecté à la faune, à la flore et aux traditions ancestrales après avoir trop longtemps ­côtoyé la douleur de ses semblables. «Après des années de travail dans des camps de réfugiés, j’avais tant croisé la mort que je me sentais moi-même mourir», resituera Salgado, pour expliquer ce spectaculaire virage. Une volte-face à l’issue de laquelle, au crépuscule de sa vie, il se disait bien plus «préoccupé pour notre espèce» – puisque suffisamment autodestructrice pour courir toute seule à sa perte – que pour un environnement voué, lui, à se régénérer.

Dégaine de baroudeur

De tout cela, Sebastião Salgado parlait avec ferveur, de sa voix douce, dans un français quasi irréprochable, et caractérisé par cet accent qui ne faisait pas mystère de ses origines sud-américaines. Avec sa dégaine de baroudeur, crâne rasé, regard perçant, son visage n’était peut-être pas familier du grand public. Mais, depuis une quarantaine d’années, il trônait pourtant au firmament de la photographie internationale, véritable poids lourd capable – à l’instar de «Genesis», circulant entre le Palais royal de Madrid, le musée d’Histoire naturelle de Londres, la Maison européenne de la photographie de Paris ou le musée d’Art moderne de San Francisco – de déplacer les foules sur son seul nom, tels Martin Parr, ­Annie Leibovitz ou Raymond Depardon. «Un chasseur de lumières dans un monde de ténèbres», dira de lui, un jour, son compatriote, Lula, président de la République brésilienne. Début 2025, la galerie Polka présentait à Paris «Genesis Platinum», un portfolio réunissant 50 images parmi les plus illustres de sa série mythique, tirées au platine palladium, un procédé gélatino-argentique inventé en 1873 par l’Anglais William Willis. A cette occasion, le photographe était venu du Brésil. Mais, affaibli par le voyage et souffrant des conséquences d’une maladie lointainement contractée, il avait dû être hospitalisé. Depuis, son état de santé avait continué à décliner. Sebastião Salgado est mort vendredi. Il avait 81 ans.

Né en 1944 à Aimorès, entouré de cinq soeurs, dans une famille de petits propriétaires terriens de l’Etat de Minas Gerais (père d’origine portugaise, mère issue d’une lignée juive ukrainienne ayant transité par la Suisse), Salgado avait financé avec des petits jobs (dans un garage, une librairie…) des études en économie à l’université de São Paulo. Où, immergé dans «un milieu très militant», il appartient à cette jeunesse contestataire qui tente de s’élever contre le régime dictatorial instauré à partir de 1964. Un contexte qui finit par l’inciter à quitter le Brésil, où la prison le guette, pour Paris, en 1969.

Nul ne pourra contester la puissance évocatrice de ses reportages, 
dans cette mine d’or brésilienne à ciel ouvert de Serra Pelada 
ou au milieu des gisements de pétrole koweïtiens au sortir de la guerre du Golfe.

Puissance évocatrice

Recruté en 1971 par l’Organisation inter­nationale du café, il sillonne vite la planète – Rwanda, Zaïre, Kenya… – et, le cap de la trentaine même pas atteint, franchit le ­rubicon photographique en 1973. Premières parutions dans de discrètes revues cathos, puis Paris Match, El Pais, Stern ou le New York Times, l’homme ne va guère tarder à ­travailler avec les agences de référence, Sygma, Gamma («J’y ai tout appris») et Magnum, avant de fonder en 1994 Amazonas Images, un écrin dédié à lui seul avec, en gardienne du temple, son épouse, Lélia Deluiz Wanick Salgado.

«Lélia est encore plus que la femme de ma vie, nous montons tous nos projets, y compris photographiques, ensemble», disait-il à propos de ce coup de foudre adolescent qui avait ensuite traversé les décennies à ses côtés, devenant scénographe, curatrice, et cofondatrice en 1998 de cet Instituto Terra, dédié à la reforestation et à la promo du développement rural durable, dans la vallée du Rio Doce, où le couple investira une folle énergie. Mais ne brûlons pas les étapes, tant celles-ci constellent la vie du globe-trotter à une époque où personne ne songeait à son empreinte carbone: de 1977 à 1984, Sebastião Salgado s’en tient pour l’essentiel à l’Amérique latine comme terrain d’investigation, travaillé par le souci de sortir des sentiers battus, comme en témoignera l’ouvrage Autres Amériques, publié en 1986. Une année particulièrement prolifique pour le photographe qui élargit son champ de recherche au système de ­production mondial, démarche en écho à sa formation d’économiste qui l’amène à ­parcourir 26 pays. A quoi ressemble ce travail ingrat, tel qu’incarné par tous ces déclassés, parfois au seuil de l’esclavagisme, qui avec leurs ­pelles, leurs marteaux, voire sans le moindre outil, font tourner la machine à sa base productiviste ? C’est la Main de l’homme, livre de référence qui, en 1993, contribue, avec ses clichés parfois insensés fouissant les ­entrailles de la terre, à forger la notoriété du Brésilien. Lequel, dans la foulée, se penche sur le phénomène vieux comme l’histoire de l’humanité des migrations forcées, en lien avec une époque où les guerres, militaires comme économiques ou climatiques, alimentent ce flot continu de déracinés, gueux anonymes qui peupleront les pages d’Exodes, en 2000, puis des Enfants de l’exode. Autant de publications qui, naturellement, renvoient à des expositions, le tout permettant à celui que la France – qui lui a accordé la double nationalité – élèvera au grade de chevalier de la Légion d’honneur, de récolter une enviable moisson de récompenses, entre prix W. Eugene Smith pour la photographie humaniste (1982), prix de la Fondation Hasselblad (1989) ou Visa d’or d’honneur (2021). Succès XXL aidant, l’artiste récolte aussi son lot de détracteurs, certains lui reprochant, en substance, d’exploiter le filon du désarroi et de la misère. Un grief qui atteint même des sommets polémiques autour de la parution d’Exodes, quand, dans une tribune parue dans le Monde en avril 2000, l’historien de l’art et commissaire Jean-François Chevrier concasse un «écoeurant pathos pseudo-épique du journalisme humanitaire», une «corruption esthétique des bons sentiments», ou une «mystification de la photogénie». «Pour prendre une photo, je ne me cache jamais, répliquait Salgado la même année, dans Libé. Des fois, c’est tellement dramatique que je la fais avec l’espoir que ça ne se renouvellera pas […] Mais je m’en fiche de ce qu’on dit ! Qui me jugerait ? Je veux bien que ces personnes viennent voir ce que j’ai vu. Ma fonction première, c’est d’être reporterphotographe. J’ai une carte de presse.»


Photo Sebastião Salgado - Le camp de réfugiés de Kalema,
en Ethiopie, où Sebastião Salgado s’est rendu en 1985 pour Libé.

Grappes d’hommes

Nul ne pourra contester en tout cas la puissance évocatrice de ses reportages, dans cette mine d’or brésilienne à ciel ouvert de Serra Pelada (1986), que des grappes d’hommes le corps maculé de sueur, de boue et de poussière arpentent inlassablement, ou au milieu des gisements de pétrole koweïtiens au sortir de la guerre du Golfe (1991) – son There Will be Blood. Tout comme la conviction qu’il mettra à documenter les souffrances du Rwanda, de l’ex-Yougoslavie ou du Congo, la pauvreté, notamment en milieu rural dans son propre pays, le combat pour éradiquer la polio… Ce qui, en parallèle, n’empêchera pas l’artiste ét(h)iqueté humaniste de signer des campagnes publicitaires pour Volvo, Renault, British Airways, ou de vendre à la marque de champagne Taittinger une photo de félin destinée à orner une bouteille. Une autre corde à son arc qui lui permettait pragmatiquement de «financer d’autres projets» sur une autre planète, comme celle des Dinkas du Soudan du Sud, des Himbas de Namibie, des Yanomamis de la forêt tropicale sud-américaine ou des bidonvilles indiens de Mumbai. A l’image, aussi, de cet Instituto Terra, qui germe donc à la fin du XXe siècle: un engagement au (très) long cours, qui vise à replanter la forêt atlantique, telle qu’elle existait autrefois au Brésil, sur des dizaines de milliers d’hectares correspondant à ces terres rachetées au début des années 90 où son père travaillait jadis. Près de trois millions d’arbres de centaines d’espèces différentes attestant – sur cette réserve du patrimoine naturel de l’Unesco – de l’engagement concret, de celui qui est aussi ambassadeur de bonne volonté pour l’Unicef. En 2014, le cinéaste allemand Wim Wenders et son fils, Juliano Ribeiro Salgado, retraceront son parcours dans le documentaire césarisé, le Sel de la Terre.

Quand nous l’avions rencontré en 2005 à ­Paris, on lui demanda s’il gardait foi en l’homme ? «Oui, mais la pérennité passe par un effort considérable de la part des classes dirigeantes. Quand je vois le délire que représentent les investissements militaires… Pourtant, il existe bien des ressources pour permettre de vivre mieux […] Je refuse de croire que la perversité et le cynisme font intrinsèquement partie de l’espèce humaine», avait philosophé Salgado. Qu’une vingtaine d’années plus tard, il reste urgent de traduire dans toutes les langues.


Une exposition de la collection de la MEP des images de Sebastião Salgado est à voir aux Franciscaines de Deauville jusqu’au 1er juin.

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Photos Sebastião Salgado. Collection MEP, Paris.
La chaîne Brooks en Alaska, en 2009.

«Une conversation frontale avec la lumière»

24 May 2025 - Libération
Recueilli par Clémentine Mercier

Directeur de «Polka Magazine» et de la galerie qui représente Salgado, Alain Genestar retrace trente ans d’amitié artistique.

«Sebastião Salgado, c’était un très grand ami. Nous sommes tous très très émus. Nous avons partagé trente ans de vie commune. Quand j’ai quitté Paris Match, c’est le premier photographe qui m’a téléphoné, je ne l’oublierai pas et il m’a dit : “Alors qu’est-ce qu’on fait ensemble ?” Eh bien on a fait Polka ! Voilà pour l’ami cher. Ensuite, c’était un immense photographe. La première fois que je l’ai vu à Match, il est arrivé avec sa femme, il était dans une dépression lourde. Il avait connu le pire au Rwanda. Il avait failli y mourir, il y est resté plusieurs semaines, il ne pouvait plus s’arrêter de photographier les morts. Ses images le rendaient malade.

«Il voulait photographier la beauté du monde. Il disait : “On montre la blessure de la terre mais moi je veux montrer la beauté du monde pour dire que c’est ça qu’il faut sauver.” Sceptique, je lui ai rétorqué : “Tu ne vas pas devenir paysagiste tout de même ?” Lui voulait photographier l’Amazonie, les animaux et les êtres humains isolés, heureux près de leur terre, loin du tumulte. J’ai eu un réflexe de journaliste car j’ai pensé que ce projet allait être ennuyeux. Car pour moi, Salgado, c’était la Main de l’homme, la brutalité du travail manuel ou Exodus, les déchirantes migrations humaines. Il savait montrer comme personne la destruction et la misère, alors la beauté du monde ? Il voulait aller au Galápagos et moi je me suis moqué : “Tu ne vas pas aller photographier des tortues ?”

«Son projet était ambitieux, il prévoyait huit ans de travail. Finalement, Salgado a conçu les plus grandes expositions de photographie de tous les temps, il a battu les records de l’exposition mythique The Family of Man, l’expo photo la plus vue dans le monde.

«C’est un homme fiable et engagé pour les causes humaines et environnementales. Il n’a pas compris qu’on le critique, qu’on lui reproche d’esthétiser la misère. C’est un perfectionniste dans ses tirages noir et blanc, avec des noirs si profonds. Il n’a jamais triché. Est-ce qu’on reprocherait à Victor Hugo de bien écrire ? “Comment peut-on me reprocher d’avoir de belles lumières ?” disait-il. Au Sulawesi, je l’ai vu photographier, il est dans une conversation frontale avec la lumière, c’est magnifique. Bien sûr, il a une esthétique, c’est cela qu’on demande à un artiste. Mais esthétisation? Cela voulait dire qu’on le soupçonnait de manipulation: il en a souffert et puis c’est passé, il a eu une telle reconnaissance ensuite… C’était aussi un conteur fantastique qui savait capter son auditoire. J’ai essayé de le suivre une fois en Amazonie mais c’était difficile de se préparer physiquement. Salgado a démontré que le reportage au long cours avait une signification ; il est un repère par sa persévérance et par la force de son travail.»

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Par Alexandra Schwartzbrod
Héritage

On a tous croisé, à un moment ou à un autre de notre vie, le regard dur et fier d’un de ces damnés de la Terre que Sebastião Salgado savait capter et transmettre comme personne. Ou ces silhouettes décharnées, enduites de boue ou de pétrole, ployant sous le joug physique et psychique d’une machine humaine implacable, fuyant la misère ou les guerres que le photographe n’avait pas hésité à suivre, sur le terrain, pour mieux en retranscrire la violence crue. Certains lui ont reproché cet esthétisme de la misère, comme ils disaient, à leurs yeux indécent, mais le plus important n’est-il pas que le cliché s’imprime à jamais sur la rétine, qu’il vous trouble et vous dérange ? et qu’il vous dérange ? Sebastião Salgado est mort, et soudain il manque déjà à l’heure où la planète se déchire. Car autant son regard sur l’homme était tragique et sombre («On est un animal très féroce, nous les humains», disait-il), autant sa perception de la nature était vibrante de vie et de lumière. Pour lui, les plantes étaient des êtres vivants capables, si on les accompagnait sans faillir, de se régénérer et de faire la nique aux bulldozers et autres tronçonneuses destinées à transformer une terre sauvage en terres exploitables par l’homme. Son projet Instituto Terra visant à redonner vie à sa région native du Minas Gerais, au sud-est du Brésil, est un modèle du genre. De terres brûlées et bouffées par l’érosion, il est parvenu à faire un petit paradis verdoyant en replantant plus de 2,7 millions d’arbres. Dans un pays traumatisé par l’ère Bolsonaro, qui s’est traduit par une déforestation massive, il y a là de quoi transmettre un peu d’espoir. C’est là l’immense héritage que nous laisse Salgado alors que la nature a rarement été aussi attaquée par l’homme. Après avoir documenté la mort et la douleur, dans ce noir et blanc qui constituait sa marque, il a choisi d’honorer la force de la vie, cheminement peu banal. Il sera sans nul doute célébré lors de la Conférence sur les changements climatiques, la COP 30, qui se tiendra en novembre à Belém, dans le nord du Brésil.

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