HONGRIE - La révolution inachevée
23 Nov 2023 - L'Équipe
ROBERTO NOTARIANNI
Il y a soixante-dix ans, la sélection hongroise surclasse l’Angleterre à Wembley, avec un style de jeu révolutionnaire et des individualités hors du commun. Retour sur cette « équipe en or » balayée par l’histoire en 1956, en association avec l’émission «Il y a des affiches qui pro mettent monts et merveilles. Avant même son coup d’envoi, l’Angleterre-Hongrie du 25 novembre 1953 est désigné par la presse européenne comme le «match du siècle», même s’il ne s’agit que d’une rencontre amicale. Il est vrai que tous les ingrédients sont réunis pour faire du rendezvous de Wembley un événement marquant : la Hongrie, championne olympique en 1952 et auréolée d’une réputation de jeu de grande qualité, défie sur ses terres cette Angleterre encore pétrie d’un sentiment de supériorité à l’égard du reste du monde, et toujours invaincue à domicile face aux sélections non britanniques.
Ce «match du siècle» tiendra toutes ses promesses. Mais pas pour avoir donné lieu à un débat entre géants, incertain jusqu’au bout. Il entre dans la légende pour la raclée administrée aux Anglais (6-3) et, surtout, pour la manière dont les Hongrois ont dominé leurs adversaires. Malgré le courage des hommes du sélectionneur anglais Walter Winterbottom, on ne verra qu’une seule équipe sur la pelouse de l’Empire Stadium : la Hongrie, qui mène 4-1 après moins d’une demi-heure, puis 6-2 dès la 53e minute.
Le 6-3 final ne reflète d’ailleurs pas l’écart entre les deux équipes: avec 35 tirs à 5, les visiteurs auraient dû l’emporter bien plus largement. La différence est telle que Gabriel Hanot, l’envoyé spécial de L’Équipe, emploie cette étonnante métaphore dans France Football, le 1er décembre 1953: «Les Hongrois combattent avec des armes automatiques; les Anglais avec des bâtons, des fourches et des faux!»
“Ferenc Puskas était impressionnant, mais c’était le collectif qui faisait vraiment la différence
A'NC'IEN KEES RIJVERS, AILIER DE SAINT-ÉTIENNE
Plus tard, Bobby Robson, futur sélectionneur de l’Angleterre (1982-1990) et présent au stade, aura cette réflexion à propos des Hongrois: «C’est comme si l’on venait de voir des Martiens.» Jacques Ferran, l’autre envoyé spécial de L’Équipe, en gardera un souvenir enthousiaste. Pour le cinquantième anniversaire du match, il écrira dans France Football : « J’ai éprouvé très vite le sentiment d’être en présence d’un football d’un autre monde, pratiqué par des joueurs exceptionnels. Les Hongrois pratiquaient un autre jeu, à la fois sur le plan individuel, avec des touches de balle, des feintes, des tirs puissants ou placés, et sur le plan collectif, avec des déplacements variés et de remarquables combinaisons. Ils avaient aussi la puissance et les qualités athlétiques sans lesquelles la technique est vaine.»
Autre témoin subjugué par la Hongrie, Kees Rijvers, mythique ailier de SaintÉtienne dans les années 1950, aujourd’hui âgé de 97ans: «Avec mon coéquipier du Stade Français, Egon Jönsson, on avait pris le bateau pour l’Angleterre et filé à Londres assister à ce match que tout le monde attendait. J’ai admiré une Hongrie extraordinaire, largement supérieure. Ferenc Puskas était impressionnant mais c’était le collectif qui faisait vraiment la différence.» Et quel collectif!
La Hongrie déploie à Wembley un jeu des plus modernes. L’Angleterre et son style tout en puissance et défi physique est submergée par un adversaire jouant un football total bien avant l’Ajax Amsterdam de Johan Cruyff. Au top athlétiquement, dominants au plan technique, toujours en mouvement, les Hongrois font preuve d’une incroyable polyvalence, alternant jeu court et jeu long, temporisations et accélérations dans le dos de la défense anglaise.
Et puis il y a Nandor Hidegkuti, l’avantcentre. Un «faux 9» avant la lettre, aux décrochages incessants et auteur d’un triplé. C’est un football de virtuoses. Tel Puskas, le génial gaucher de Honved, auteur d’un doublé dont un râteau prodigieux dans la surface avec enchaînement sur une frappe en pleine lucarne. Plus une superbe passe lobée à Hidegkuti sur le sixième but hongrois. Les 105000 spectateurs de Wembley ont-ils conscience que le ballon rond vient d’entrer dans une nouvelle dimension? Le Times se chargera de leur signaler le lendemain : « Une nouvelle conception du football est née. » Et Hanot d’ajouter «qu’avec la Hongrie, tout ce qui est football statique et routine a vécu».
La désillusion de Berne
Les Hongrois, eux, ne sont pas mécontents de la leçon infligée aux Anglais. Leur sélectionneur, Guzstav Sebes, est le plus comblé. Le 21 octobre, il avait assisté à Wembley au match Angleterrereste du monde (4-4). Et pas uniquement pour prendre des notes sur les Anglais. Le lendemain, il avait inspecté la pelouse, étudié les rebonds, réalisé des frappes et mesuré le terrain. Il s’était également fait donner quatre ballons anglais pour y familiariser ses joueurs lors des entraînements à Budapest, sur un terrain porté aux dimensions de celui deWembley.
Ce triomphe lui vaudra un retour en héros au pays. Après, comme à l’aller, un petit détour par Paris entre distractions – Lido et Folies Bergère – et matches amicaux avec des équipes d’ouvriers. Sebes, ancien contremaître de l’usine Renault de Billancourt au milieu des années 1920, y tenait particulièrement. À Budapest, 1 million de personnes en liesse
attendent la sélection. Toute la Hongrie rêve déjà du titre mondial de 1954 pour l’ «Aranycsapat», «l’équipe en or». Qui pourrait bien l’arrêter, avec un tel effectif en plus?
Outre Hidegkuti et Puskas, il faut ajouter Jozsef Bozsik, Zoltan Czibor et Sandor Kocsis, dit « Tête d’or », 75 buts en 68 sélections. Sans oublier un gardien, Gyula Grosics, qui n’hésite pas à sortir de sa surface et jouer au pied. Ce sentiment d’invulnérabilité est renforcé par le 7-1 infligé à l’Angleterre lors de la revanche, le 23 mai 1954, au Nepstadion de Budapest. Et par la promenade de santé lors du premier tour de la Coupe du monde en Suisse: 9-0 face à la Corée du Sud, 8-3 contre la RFA. En quarts, la Hongrie sort vainqueur (4-2) d’une véritable bataille rangée contre le Brésil, puis s’impose au forceps (4-2 a.p.) face à l’Uruguay, tenante du titre. Elle arrive en finale forte d’une série record de 32 matches sans défaite (28 victoires, 4 nuls).
Pourtant, le 4 juillet, à Berne, se produit l’invraisemblable face à la RFA. Après avoir rapidement mené 2-0, la Hongrie est rejointe dès la 18e minute et s’incline (2-3) sur un but d’Helmut Rahn en fin de rencontre. Le retour à Budapest est douloureux, en particulier pour Sebes, cible des plus virulentes attaques. Même si les Allemands seront soupçonnés de dopage aux amphétamines, cet échec ne lui sera jamais pardonné. Ses détracteurs lui reprochent, outre une nette fragilité défensive, d’avoir aligné un Puskas revenant de blessure et le peu de rotation dans l’effectif: 7 des 11 titulaires ont joué l’intégralité du Mondial contre deux côté RFA.
L’exil après l’invasion
Ce revers ne signifie pas pour autant la fin d’une équipe. Une bonne partie de l’Aranycsapat aurait encore été dans la force de l’âge en 1958... Mais le cours de l’histoire va tout balayer. Le 23octobre 1956, une révolte populaire entraîne l’éviction des dirigeants prosoviétiques au pouvoir en Hongrie au profit des réformateurs du nouveau Premier ministre Imre Nagy. Mais, le 4 novembre, l’ URSS envahit le pays et écrase le mouvement dans le sang. Plus de 2500 Hongrois sont tués et 200000 fuient leur pays. Nagy, lui, sera exécuté en 1958. L’équipe de Honved, ossature de la sélection, est alors en tournée en Europe pour préparer notamment la Coupe des clubs champions, au calendrier moins rigide qu’aujourd’hui. Éliminée par Bilbao (2-3, 3-3) au 1er tour (l’aller a eu lieu le 22novembre et le retour, le 20décembre, à... Bruxelles), elle décide de poursuivre ses tournées à l’étranger pendant près de deux mois, avant d’être rappelée à l’ordre par les autorités. Si la majorité des joueurs rentre à Budapest, Puskas, Czibor et Kocsis choisissent l’exil. Suspendus dix-huit mois par la FIFA, ils vivront une seconde carrière lumineuse en Espagne, au Real Madrid et au FC Barcelone notamment. Mais l’Aranycsapat, elle, est bien morte.
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