Le clash de Sappada
Le 24 mai prochain, le Giro fera étape à Sappada où, en 1987, une violente crise éclata au sein de l’équipe Carrera et mit tout le pays en ébullition : Stephen Roche avait-il trahi Roberto Visentini, vainqueur sortant de l’épreuve ? Près de quarante ans après, l’irlandais n’a rien oublié de cet épisode qui déchaîna les passions.
26 Apr 2024 - Vélo Magazine - n. 628
par GILLES COMTE
«Roberto parlait comme s’il avait déjà gagné le giro»
- Stephen Roche
Stephen Roche file dans la descente de la Forcella di Monte Rest. Il tend au maximum ses trajectoires, au plus près du point de corde, à fleur de talus en sortie de virage. Il se laisse enivrer par sa propre vitesse, mais surtout, il a une idée en tête. Dans ces moments de pure folie, où le paysage défile à toute allure et la concentration est maximale, les comptes se font après. L’enchaînement des courbes s’effectue en apnée, on souffle un grand coup une fois parvenus en bas. Stephen Roche opère un rapide état des lieux : ils sont une petite dizaine avec lui, dont Jean-françois Bernard, Franco Chioccioli, Johan van de Velde, Robert Millar, Pedro Munoz et Marino Lejarreta. Les premiers poursuivants sont à près d’une minute, mais le peloton est disloqué, ce qui désordonne la chasse. Après avoir pris elle-même de gros risques, la voiture de la Carrera, son équipe, monte à hauteur de l’irlandais. « Mais qu’estce que tu fais ? » « Mon rôle d’équipier », répond Roche qui a perdu deux jours plus tôt son maillot rose au profit de son coéquipier Roberto Visentini, vainqueur du chrono de Saint-marin. Quand il apprend que c’est la Carrera qui mène la poursuite, il se réfugie derrière une colère qui au fond l’arrange bien : « J’arrêterai de rouler quand Visentini arrêtera de rouler ! » On insiste, on souligne le caractère absurde de la situation, Roche ne se démonte pas : « Va dire à Roberto que s’il continue à rouler, qu’il pense bien à remplir ses poches, car au moment où il me reprendra, je l’attaquerai ! »
Au fil de la course, les relations entre le Maillot Rose Stephen Roche et Roberto Visentini (à g.)
se sont dégradées : « On grimpait les cols l’un à droite de la route,
l’autre à gauche et tous les autres derrière. C’était grotesque. »
Chacun pour soi
Ses arguments sont imparables : c’est aux formations Panasonic d’erik Breukink, Gewiss-bianchi de Moreno Argentin ou encore Chateau d’ax de Tony Rominger que revient le devoir de rouler, pas à la sienne. En réalité, la tournure des événements est exactement celle qu’il recherchait. La veille, Davide Boifava avait bien prévenu : « C’est une étape accidentée, avec des descentes piégeuses. Soyez devant, ne vous laissez pas surprendre, et si un coup part, soyez dedans ! », avait martelé le directeur sportif italien. Roche a respecté la consigne, toujours aux avant-postes – au contraire de Visentini qui avait prévu de pointer le bout de son nez au pied de la montée finale vers Sappada –, et s’il a fait une grosse descente, c’est qu’ennio Salvador et quelques autres ouvraient la route quelques virages plus bas.
Stephen Roche attendait juste un prétexte, une ouverture, pour reprendre la course à son avantage. Depuis plusieurs jours, sa relation avec Visentini avait tourné à l’aigre. L’italien à la gueule d’ange n’avait pas eu le moindre geste de solidarité à l’égard de l’irlandais en rose quand ce dernier était tombé à Termoli, et, au mépris de l’esprit collectif, il poussa l’outrecuidance jusqu’à contourner l’homme à terre pour recoller au plus vite au peloton brutalement coupé en deux. Le jour suivant, vers Osimo, Roche avait été lâché à mi-course dans l’ascension du Sasso Tetto après avoir averti son équipier qu’il se ressentait de sa chute de la veille : un véritable signal pour le vainqueur sortant du Giro qui s’était mis à pédaler si fort que seuls six coureurs – dont Jeff Bernard – étaient parvenus à le suivre. Le coureur anglophone avait sauvé son maillot uniquement parce que le profil de la fin d’étape était plus clément.
Roche aurait peut-être accepté la loi du sport qui tournait en faveur de son équipier si l’homme aux cheveux longs avait tenu un autre discours au terme du chrono de Saint-marin. Passe encore la claque des 3’7’’ concédées, il fallait en plus endurer la méprisante condescendance du Brescian. « Roberto parlait comme s’il avait gagné d’ores et déjà le Giro, se remémore Stephen Roche. Un journaliste lui dit : “Roche va t’aider à remporter le Tour d’italie, et toi, tu vas l’aider à gagner le Tour de France”, et là, il répond : “Ben non, en juillet, je serai à la plage.” Je me dis, merde, au moins il est honnête mais il annonce qu’il n’a pas l’intention de me renvoyer l’ascenseur. Chaque soir pendant dix jours je suis monté sur le podium pour recevoir mon maillot rose, j’étais au coeur de l’attention médiatique, et il parlait de moi comme d’un inconnu. J’ai été touché dans mon amour-propre. »
Parole à la défense
Dans la plaine qui précède l’ascension vers Sappada, les observateurs assistent médusés au spectacle d’une équipe empêtrée dans ses propres conflits intérieurs, mais ne s’attendent pas à un tel dénouement : au pied de la montée, longue de dix kilomètres, un regroupement d’une quarantaine de coureurs s’est opéré, mais nerveusement à bout, Roberto Visentini craque presque aussitôt (un journaliste italien écrira : « Trahi par Roche, Visentini succombe à une crise de nerfs. ») Boifava demeure dans son sillage et charge d’une mission Patrick Valcke, un mécano proche de Roche qui est installé dans la voiture de Sandro Quintarelli, le directeur sportif n°2 : « C’est toi qui vas monter à la hauteur de Roche, et dis-lui bien que s’il ne s’arrête pas de rouler, il peut faire sa valise ce soir, et toi aussi par la même occasion. Dis-lui aussi que c’est dans son intérêt, sinon je vais moi-même le foutre en l’air avec la voiture ! »
À la dérive, Visentini perd près de dix minutes sur Stephen Roche, de nouveau en rose. La suite du Giro tourne au cauchemar pour l’irlandais qui doit encore défendre son maillot dans les Dolomites : « Encore aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu supporter tout ce que j’ai enduré. Les carabiniers à moto avançaient bottes en avant pour écarter la foule qui voulait me frapper, on me crachait à la figure du riz imbibé de vin rouge, on hurlait “vaffanculo, vafanculo !”, et près de quarante ans après, j’ai encore l’image de ce type qui avait accroché un énorme morceau de viande crue au bout d’un pic dont le sang coulait sur un drap blanc où était écrit : Roche, bastardo. C’était un tel climat de haine. » Stephen Roche a le sentiment que tout le monde parle, sauf lui. Il veut se défendre, qu’on l’entende sans aucune interférence dans ce qu’il a à dire. Bref, il veut s’adresser directement au public : « Deux ou trois jours après Sappada, je monte sur le podium qui, à l’époque, était un semi-remorque dont l’espace était divisé en deux pour la partie protocolaire et pour les besoins de l’émission live de la RAI. Je lance mon bouquet au public et je bouscule les deux vigiles qui surveillent l’accès au plateau télé. Je m’assieds d’autorité et Adriano De Zan, le présentateur, bafouille : “Ben, ben… on a un invité surprise, le Maillot Rose en personne.” J’ai tenté de sortir mon meilleur italien pour expliquer la situation, rappeler que je n’avais pas attaqué, juste effectué une descente ultra rapide derrière des échappés, et que ma place en tant qu’équipier était dans le coup qui est parti. À partir de là, les choses se sont calmées un peu. » En revanche, elles ne s’apaisent pas avec Roberto Visentini : « Il m’en mettait une, je lui en mettais une. On grimpait les cols l’un à droite de la route, l’autre à gauche et tous les autres derrière, c’était grotesque. Dans le final vers Canazei, une fourche défectueuse a provoqué d’inquiétantes vibrations dans mon vélo, j’ai eu tort de lui en faire part : il a attaqué aussitôt. Au sommet d’un col, il m’a même bourré des épaules vers le ravin, j’ai saisi son guidon et je lui ai dit : “Si moi j’y vais, tu viens avec moi !” »
Vélo scié en deux
L’ancien Maillot Rose multiplie les propos acerbes, au point que la presse transalpine finit même par lui trouver des airs ridicules, et pire encore, ses équipiers italiens, prompts à réclamer le départ de Roche au soir de Sappada, changent progressivement de camp : « Ils ont compris que c’était moi qui possédais les clés. Si je gagnais, il y avait de l’argent pour tout le monde, si je perdais, Roberto n’allait pas gagner. Je ne prenais jamais mes primes de victoire, si je les prenais, j’en donnais la moitié aux impôts, si je laissais ma part, c’est 100 % de la somme qui ne sortait pas de l’équipe. Ils savaient compter aussi… » Roberto Visentini n’ira pas au bout de ce Giro. À la veille de l’arrivée, il chute dans la longue montée vers Pila alors qu’il tente de réagir à une violente accélération de Roche, dont il ne fait plus aucun doute qu’il était l’homme fort de l’épreuve.
Il perd plus de six minutes et ne prend pas le départ du chrono final, dominé par le Maillot Rose. « Je ne sais pas s’il est réellement tombé, certains disent qu’il s’est littéralement jeté par terre, s’en amuse Stephen Roche. À l’issue du Giro, il a scié en deux son vélo et l’a ramené chez Carrera en disant : “Tenez, je n’en veux plus.” » (en fait, cela s'est produit à la fin de la saison 1984, ndlr) Après 1987, Roberto Visentini ne sera plus que l’ombre de luimême et accusera Stephen « d’avoir mis une fin prématurée à (sa) carrière ». De son côté, l’irlandais poursuivra sa saison en remportant le Tour et en devenant champion du monde.
GILLES COMTE
Vélo Magazine n. 628/2024
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