LE COEUR DU CHAMPION
Une journée folle, avec un raid de 120 kilomètres en duo, a sacré hier Julian Alaphilippe, sevré de succès depuis un an et qui a rappelé le grand coureur qu’il est toujours aux yeux de tous.
L'Équipe - 17 May 2024
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL - PIERRE MENJOT
FANO (ITA) – Les vagues de la mer Adriatique, houleuses, capricieuses, hypnotiques, forment une belle vue pour oublier vos tracas du quotidien, ces jours sans éclat, ce patron qui vous pèse un peu, parfois. Julian Alaphilippe y a peut-être pensé hier, pendant 50 kilomètres à longer la côte avant d’entamer les choses sérieuses. Au départ, il le savait, la journée pouvait lui sourire, à condition de «rester calme» , disait-il, dans cette première portion, ce qu’il fit, protégé par ses équipiers, avant d’attaquer où il l’avait prévu, dans les premières bosses, à 138 kilomètres du but. Le début d’une journée folle.
Un gros groupe à l’avant se constitua. «Mais la collaboration n’était pas si bonne, donc j’ai voulu appuyer », lâchait l’homme au bouc. Et le voilà parti à l’avant, à 126 kilomètres du but, avec un seul compagnon à ses côtés, l’Italien Mirco Maestri (Polti-Kometa). Un peu court a priori pour jouer la gagne, «mais on a tout de suite collaboré et créé un écart. Je ne voulais pas me relever, j’ai fait au feeling».
Les deux fuyards ne s’échappèrent jamais loin, autour de deux minutes devant le groupe de chasse. Mais ils n’étaient pas là pour réfléchir, Maestri précieux sur les portions plates, «Joulian» (comme il est présenté chaque matin) meilleur sur les bosses où il attendait son binôme au sommet en l’encourageant comme un néo-pro, alors que l’Italien est le plus âgé (32ans contre 31). «Il me disait: “Forza Mirco! Bon travail, c’est bien !’’ », s’esclaffait ce dernier, auquel le Français a tressé de nombreux lauriers : «Chapeau à mon collègue du jour. Il mérite de gagner lui aussi.»
Mais Maestri ne gagna pas. Hier, après un premier jour encourageant (17e en ayant lâché de peu dans la montée finale), après une deuxième place frustrante derrière Pelayo Sanchez à Rapolano Terme (6e étape), c’était le jour d’Alaphilippe. L’écart était descendu à une trentaine de secondes, il avait désobéi depuis longtemps à son directeur sportif, Davide Bramati, qui lui avait demandé de se relever pour jouer le jeu de Mauri Vansevanant – «J’ai dit non, je me sentais bien et c’était toujours mieux d’être trente secondes devant plutôt qu’à chasser derrière» -, on attaquait les pentes à 20% du monte Giove, ultime raidard à 11 bornes du final, alors il était temps de filer seul sans plus réfléchir à rien. «À fond jusqu’au bout, car j’entendais que Narvaez revenait derrière» , revivait-il.
Pas le temps, vraiment, de repenser à ces derniers mois si compliqués ? Depuis sa chute à Liège, en 2022, la carrière du double champion du monde a pris un virage qui ne lui permet plus de rêver en très grand, toujours très bon puncheur mais en retrait face aux animaux comme Tadej Pogacar, Mathieu Van der Poel, voire son équipier Remco Evenepoel. Sa dernière victoire, d’ailleurs, remontait à presque un an, le 5juin au Dauphiné. «Je m’en fous…» , ne put-il s’empêcher de murmurer hier.
Mais il y avait, surtout, ces critiques permanentes de Patrick Lefévère. Des mois que le patron de Soudal-Quick Step le tannait, un coup sur son salaire trop important, un coup sur sa supposée mauvaise hygiène de vie. Non, jurait Alaphilippe, rien de tout cela n’a effleuré ses pensées. «Je suis toujours resté calme, tranquille. Fidèle à moi-même, à croire en moi pour retrouver mon meilleur niveau. Parfois, je n’étais pas bien, mais ça fait partie de la carrière d’un coureur. J’ai eu besoin de beaucoup de patience, de résilience, et c’est la meilleure réponse aujourd’hui ( hier). Cette victoire signifie beaucoup, car vous ne pouvez pas gagner au Giro sans rien faire. C’est un long chemin pour revenir au top niveau.»
À 31ans, son apogée est peutêtre passé, mais ce succès le fait entrer dans le cercle des vainqueurs d’étape sur les trois grands Tours (voir chiffre). Réfléchir à sa légende n’est pas le genre du bonhomme, autrement plus prompt à remercier tous ses équipiers venus crier pour qu’il sorte de la tente protocolaire, parmi lesquels un Pieter Serry presque en larmes. « Il sait par quels moments difficiles je suis passé», sourit Alaphilippe, qui rejeta aussitôt le terme de renaissance, employé plusieurs fois pour décrire son succès. «Car je n’ai jamais été mort.»
Alors il fallait regarder les autres coureurs. Tous les autres. Anciens équipiers ou adversaires battus, ils s’arrêtèrent un par un, félicitant le vainqueur du jour d’accolades chaleureuses et d’un petit mot. Maestri, le second trublion, aurait pu être effondré d’avoir cédé. Au contraire. «Je lui ai dit que c’était un honneur pour moi de courir à ses côtés. Julian et (Peter) Sagan ont toujours été mes deux idoles, j’ai toujours été son supporter même si je savais qu’il vivait une période difficile ces dernières années, alors je suis content d’avoir contribué à sa victoire.»
Matteo Trentin, dans l’échappée mais lui aussi battu (6e) ? «Je l’ai vu passer pro et nous sommes d’abord amis, répondait l’Italien de Tudor, son équipier pendant quatre ans. Être un champion, avoir connu autant de problèmes et revenir avec un tel style, c’est beau.» Même l’intouchable maillot rose Pogacar, plutôt calé en longs raids victorieux, applaudissait. «La manière dont il a couru, c’est fou, grimaçait le Slovène, resté calme hier. C’était une magnifique échappée, et seuls les grands champions peuvent courir comme ça. Il mérite sa victoire.»
Le mot est revenu dans de nombreuses bouches ( « champion absolu» martelait même son équipier Luke Lamperti), «et oui, ça me touche franchement, appréciait le vainqueur face à toutes ces marques de sympathie. Ça veut dire que beaucoup de gens voient que je suis vrai», souriait-il après avoir réalisé «un rêve».
Et maintenant ? « Que vais-je faire… », chantonna-t-il sur l’air de Gilbert Bécaud. Léger, comme il l’est depuis le début de ce Giro qu’il court « avec la passion, la grinta». Maintenant, Alaphilippe a obtenu ce qu’il était venu chercher, sa renaissance italienne, et la mer aura sans doute l’air plus calme à ses yeux ce matin, au départ de Riccione.
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