L’Italie montre les muscles
30 May 2024 - L'Équipe
ROBERTO NOTARIANNI
Le 10 juin 1934, la Nazionale remporte au forceps la Coupe du monde de football face à la Tchécoslovaquie (2-1 a.p.). Retour sur cette compétition qui a servi de propagande au régime fasciste de Benito Mussolini, en association avec l’émission « Affaires sensibles » sur France Inter (15 heures)
"En 1934, l’Italie est centrale dans la politique européenne (…)
le prestige de Mussolini est alors très élevé et des hommes d’État
comme Winston Churchill vantent même ses mérites.
À partir de 1935 et de la guerre en Éthiopie,
ce sera une autre histoire…''
- PAUL DIETSCHY, HISTORIEN DU SPORT ET SPÉCIALISTE DE L’ITALIE
Et si c’était un signe du destin? La frappe de Frantisek Svoboda vient de s’écraser sur le poteau. Il reste dix minutes à jouer et la Tchécoslovaquie a laissé passer sa chance de «tuer» le match. C’est le troisième montant touché par les adversaires de l’Italie, qui mènent 1-0 depuis la 70e minute. Mais le sélectionneur de la Nazionale, Vittorio Pozzo, a remarqué que plusieurs Tchécoslovaques commencent à souffrir de crampes et que les poussées italiennes sont de plus en plus insistantes. Il demande alors à ses attaquants Enrique Guaita et Angelo Schiavio de permuter toutes les trois ou quatre minutes pour désorienter les hommes de Karel Petru.
C’est le déclic : à la 85e minute, «Mumo» Orsi égalise sur une remise de Guaita et l’Italie accroche une prolongation où Schiavio fera la différence à la 97e. «J’ai frappé avec la force du désespoir», dira l’attaquant de Bologne au terme de la finale disputée au Stade national du PNF (Parti National Fasciste), à Rome. Et Benito Mussolini, le chef du gouvernement du royaume d’Italie (1), de pavoiser en tribune en remettant les trophées aux vainqueurs, comme si ce sacre était surtout le sien…
Mussolini s’est très longtemps désintéressé de la deuxième Coupe du monde de l’histoire. La FIFA, le 8 octobre 1932 à Zurich, avait accepté à l’unanimité la candidature transalpine, l’unique en lice après le renoncement de la Suède. Il n’en reste pas moins que pour les fascistes, au pouvoir depuis 1922 et qui ont muselé toute opposition politique, le contexte du début des années 1930 apparaît idéal. «Cette décennie débute en effet dans un climat de paix qui, en Italie, coïncide avec la période de majeur consensus avec le fascisme, peut-on lire dans Histoire sociale du football en Italie d’Antonio Papa et Guido Panico (éd.
Il Mulino, 2002). Consensus non seulement dans les classes moyennes et supérieures mais aussi chez les ouvriers, qui bénéficieront de la semaine de 40 heures dès 1934. Et la même année fut concédé le “samedi fasciste” qui, en analogie avec le “samedi anglais”, libérait l’après-midi du dernier jour travaillé dans la semaine.»
Sur le plan économique, la situation est plutôt favorable. «Mussolini avait réagi à la crise de 1929 par un fort interventionnisme, notamment à travers une politique de grands travaux, souligne Paolo Mieli, ancien directeur du Corriere della sera et spécialiste de l’histoire italienne du XXe siècle. Son audacieuse expérience d’économie mixte État-privé, en favorisant en 1932 la création de l’IRI, l’Institut pour la reconstruction industrielle, avait même retenu l’attention des Américains.»
Un pouvoir fasciste omniprésent dans le sport
Pour ce pouvoir fasciste omniprésent dans le sport, de sa pratique encadrée pour la jeunesse (les «balilla» ) et les travailleurs ( «dopolavoro» ) au développement d’infrastructures, l’objectif est de présenter au monde une image dynamique et efficace de l’Italie. Lorsqu’il est reçu par le conseil des ministres, Giorgio Vaccaro, président de la FederCalcio (la Fédération italienne) depuis 1933, exalte «l’importance de ce Mondial tant au plan sportif que pour les répercussions dans le domaine du tourisme et de la propagande internationale» . «Quelque part, l’organisation d’une telle manifestation est une façon de sacraliser le pouvoir, de montrer aux autres pays comment tu es bien organisé, comment tu forces le respect » , avance Mieli.
Sportivement, le défi est de taille. Treize nations avaient participé à la première édition en Uruguay en 1930, mais les meilleures sélections européennes, dont l’Italie, l’avaient boudée. En 1934, 32 candidatures – sur 50 fédérations membres d’une FIFA que les Britanniques n’ont toujours pas réintégrée – parviennent à Zurich, obligeant à effectuer des éliminatoires pour réduire à 16 le nombre de participants. Le tenant du titre uruguayen, désireux de rendre la monnaie de leur pièce aux Italiens, décide, lui, de boycotter le tournoi.
Rien qui ne puisse perturber un pouvoir fasciste qui bombe le torse. « En 1934, l’Italie est centrale dans la politique européenne, explique Paul Dietschy, historien du sport et spécialiste de l’Italie. Mussolini est alors encore l’allié des démocraties et considère Hitler comme un fou dangereux. D’ailleurs, lorsque les nazis autrichiens assassinent le Chancelier Engelbert Dollfuss, il place deux divisions à la frontière austro-italienne, au col du Brenner, pour avertir les Allemands que s’ils envahissent l’Autriche les Italiens interviendront. Son prestige est alors très élevé et des hommes d’État comme Winston Churchill vantent même ses mérites. À partir de 1935 et de la guerre en Éthiopie (2), ce sera une autre histoire…»
Pour Mussolini, le Mondial doit magnifier la puissance de l’Italie. Ce qui passe notamment par des stades à la hauteur. Le Mondial 1930 s’était disputé dans trois enceintes, toutes à Montevideo. Les Italiens, eux, voient les choses en grand: huit stades dans huit villes différentes, du nord au sud du pays. Et la grande majorité est récente. Seul le Luigi-Ferraris de Gênes a été construit en 1911, avant l’arrivée au pouvoir des fascistes.
Arbitrage complaisant et «Boucher de Florence»
Si le Mondial 1934 se terminera en apothéose pour l’Italie, le parcours de la sélection n’a pas été simple, bien au contraire. Après une entrée en matière facile (7-1 en huitièmes de finale face aux États-Unis), la Nazionale de Pozzo doit ensuite livrer de véritables batailles. Notamment en quarts face à l’Espagne, où 120 minutes ne sont pas suffisantes pour départager les deux équipes (1-1 a.p.), notamment en raison d’arrêts à répétition du gardien espagnol Ricardo Zamora. Nouveau match dès le lendemain, sans Zamora, blessé, que la Roja perd (0-1).
L’arbitre suisse René Mercet est alors accusé d’avoir laissé le teigneux Luis Monti abuser du jeu dur. « L’arbitre conduisit les opérations avec une telle désinvolture qu’il paraissait fréquemment être le douzième homme de l’Italie! » , s’indigne d’ailleurs L’Auto, l’ancêtre de L’Équipe.
"Cette victoire remportée à la force du jarret et du muscle,
comme toute la compétition disputée dans un climat
un peu trop violent et tendu, laisse un goût amer"
- JEAN-PHILIPPE RETHACKER ET JACQUES THIBERT,
DANS « LA FABULEUSE HISTOIRE DU FOOTBALL »
Désormais surnommé « le Boucher de Florence », Monti conforte sa mauvaise réputation en demi-finales face à l’Autriche, intimidant Matthias Sindelar et ses coéquipiers sur la pelouse de San Siro, à Milan. Mais cette Autriche-là est une «Wunderteam» (14 matches sans défaite avec des cartons mémorables entre octobre 1931 et octobre 1932) en fin de cycle. Et le terrain détrempé par des pluies torrentielles favorise le jeu musclé de la Nazionale, qui l’emporte grâce à un pointu de Guaita. L’attaquant italien a profité d’un ballon relâché par le gardien après un télescopage, non sanctionné, avec Giuseppe Meazza… La FIFA «récompensera» l’arbitre, le Suédois Ivan Eklind, en lui confiant la finale!
Dans ce dernier match, aucune action litigieuse n’est à déplorer. Ce qui n’empêche pas les critiques autour des faveurs dont aurait bénéficié la Nazionale. « Les Italiens n’ont certes pas volé “leur” Coupe du monde: ils ont fait preuve de belles qualités athlétiques et morales, nuancent Jean-Philippe Rethacker et Jacques Thibert, anciens grands reporters à L’Équipe et France Football, dans La Fabuleuse Histoire du football (éd. de La Martinière). Mais cette victoire remportée à la force du jarret et du muscle, comme toute la compétition disputée dans un climat un peu trop violent et tendu, laisse un goût amer dans la bouche.»
Un Mondial de castagneurs? «Dans la presse de l’époque, il y a alors un discours récurent contre le jeu dur, du fait d’une certaine violence pratiquée un peu partout, rappelle Dietschy. L’Italie a joué dur, c’est vrai, mais les autres n’ont pas été tendres non plus.» Le quart de finale Autriche-Hongrie (2-1) aura ainsi eu son lot de coups défendus en série et plusieurs débuts de bagarre…
Et si l’Italie s’était d’abord imposée parce qu’elle était la mieux préparée? « C’est le facteur athlétique qui a assuré de vaincre la résistance espagnole, qui a démoli progressivement la force de l’unité autrichienne, qui a permis de revenir face au fortissime et massif onze tchécoslovaque» , remarque le Guerin Sportivo, hebdomadaire italien, dans son numéro du 13 juin 1934. C’est que les Azzurri ont pensé le tournoi en mode commando. «Dans la victoire italienne, il y a un facteur Pozzo fondamental, estime Dietschy. Le sélectionneur, un meneur d’hommes, grand tacticien et fin psychologue, a modelé ses joueurs, tous issus de la puissante Serie A, au cours de longs stages dans les Alpes, puis en Toscane. Il ne laisse rien au hasard, surveille le poids et l’alimentation des joueurs, augmente progressivement l’intensité des séances, travaille sur la cohésion du groupe. Tactiquement, Pozzo va à l’essentiel, muscle l’aspect défensif et impose un redoutable jeu de contre. Mais, attention, cette Italie est une vraie grande sélection. Elle le démontrera quatre ans plus tard lors de son doublé mondial (4-2 en finale contre la Hongrie, à Colombes, le 19 juin 1938), dominant techniquement et tactiquement le tournoi en France…»
(1) Fondateur du fascisme, Mussolini a été président du Conseil du royaume d’Italie d’octobre 1922 à juillet 1943, puis chef de l’État de la République sociale italienne (Italie du Nord, après le débarquement allié et la scission du pays) de septembre 1943 à avril 1945, jusqu’à son arrestation et son exécution par les membres du Comité de libération nationale à l’âge de 61 ans.
(2) Le déclenchement du conflit entraînera l’exclusion de l’Italie, qui occupera le pays jusqu’en mai 1941 et la libération d’Addis-Abeba par les forces britanniques et la 1re division française libre, de la Société des Nations et son rapprochement avec l’Allemagne nazie.
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Une décennie en or pour le foot transalpin
Le sacre de 1934 n’est pas un triomphe isolé pour les Italiens. Dans les années 1930, la Nazionale a souvent dominé les débats : double championne du monde 1934 et 1938, elle a remporté en 1930 et 1935 (2e en 1932) la Coupe Internationale qui, dans l’entredeux-guerres, réunit la crème de l’Europe (Italie, Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie et Suisse). Sans oublier une médaille d’or aux JO de Berlin en 1936 et les matches de prestige, tel ce 2-3 à Highbury, en octobre 1934, où les Azzurri inquiètent les Anglais jusqu’à la dernière minute.
Côté clubs, on signalera les succès internationaux du Bologne FC : deux Mitropa Cup (Coupe d’Europe centrale, la plus prestigieuse compétition européenne de l’époque), ainsi que le tournoi de l’exposition universelle de Paris 1937, avec un 4-1 face à Chelsea en finale.
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