Le blues des managers français
Les équipes françaises ont jusqu’ici été peu actives sur le marché des transferts, dominé par des formations étrangères avec davantage de souplesse financière. « Saturation », « couteau sous la gorge », « concurrence déloyale », les managers bleus sont très inquiets.
17 Oct 2024 - L'Équipe
ALEXANDRE ROOS
Le blues des managers français
Cet hiver, trois coureurs de premier rang vont quitter le giron français: Lenny Martinez (Groupama-FDJ à Bahrain-Victorious), Valentin Paret-Peintre (Decathlon-AG2R à Soudal-Quick Step) et Axel Zingle (Cofidis à VismaLease a bike). En retour, les signatures, aussi bien en nombre qu’en pedigree (lire ci-contre), sont maigrelettes pour les quatre formations hexagonales du World Tour et consistent souvent en l’embauche à l’échelon Élite de jeunes issus des pouponnières Conti ou U19, ce qui est devenu un défi. Le premier volet répond à une forme de normalité. Le cyclisme s’est internationalisé, croire que toutes les pépites du pays vont y rester est un anachronisme et le contraire est même un signe de la vitalité de la formation à la française. Le second est plus inquiétant, d’autant plus que le phénomène tend à s’accentuer, et rapidement. «Tout coûte plus cher, c’est tout, tranche Marc Madiot, le patron de Groupama-FDJ. Les équipes françaises, aujourd’hui, on n’est plus en situation de lutter avec le haut du panier en termes de recrutement. Il ne faut pas rêver.» Ce à quoi Emmanuel Hubert, le manager d’Arkea-B & B Hôtels, répond : «On n’est pas plus cons que les copains. La seule chose, c’est l’équation financière.» En voici les détails.
Des charges accablantes
Le nerf de la guerre est connu et n’a rien de nouveau, il concerne d’ailleurs l’ensemble de l’économie française : la différence de régime des travailleurs, coureurs ou staffs, entre les pays, dont la France, obligés de faire signer des contrats de salariés, avec protection sociale, et ceux qui peuvent proposer des statuts d’indépendants. « On paie des charges que les autres ne paient pas, résume Madiot, et cela représente autour de 40% de différence. Je ne conteste pas ces charges, ce n’est pas le problème, mais aujourd’hui, au niveau international, on n’est plus concurrentiels et on ne le sera pas tout de suite. Avec les budgets qu’on a les uns les autres (dans les équipes françaises), si on payait 40% de charges en moins sur nos masses salariales, on serait déjà plus compétitifs.» Cédric Vasseur, qui n’hésite pas à parler de «concurrence déloyale» , dresse le même constat. «Quand un agent propose un coureur à une équipe, il ne tient pas compte de l’impact fiscal, explique le manager de Cofidis. Un coureur présenté sur le marché à 300000euros annuels chez EF, eh bien, il demande pareil en France, sauf que ça nous coûtera 40% de plus et que le coureur devra enlever ses cotisations sociales. ça veut dire qu’il est perdant. À même salaire, il préférera largement un contrat d’indépendant.»
Inflation, mastodontes : les raisons de l’accélération
Mathématiquement, plus on monte dans la hiérarchie des salaires, plus les charges sont handicapantes pour recruter un cador. «En Belgique, que tu aies Evenepoel ou Duchmol, tu paies les mêmes charges, c’est plafonné », regrette Madiot. Vasseur souffle et s’inquiète: «40% sur 50000euros annuels, ce n’est pas énorme, mais sur 3millions… La part de cotisations patronales sur des salaires qui dépassent le million, ça devient un facteur limitant. La crainte, c’est que les vrais talents ne viennent plus dans les équipes françaises parce que d’un point de vue fiscal ils sont pénalisés. D’ailleurs, la plupart de ces coureurs habitent à Monaco, Andorre, Saint-Marin, avec une fiscalité douce. Ils se tournent naturellement vers un contrat d’indépendant. »
Or les cinq dernières années ont été marquées par un big bang financier et par une inflation de la plupart des salaires, nourrie par l’arrivée de « sponsors étatiques ou de mastodontes» , comme les décrit Marc Madiot. «Quand une équipe française propose 1, à l’étranger on propose 2,5 ou 3, détaille Emmanuel Hubert. Le coureur, c’est pas un neuneu, son agent, encore moins, ils voient midi à leur porte. Ineos a quatre fois mon budget. Pour le même nombre de travailleurs. Il n’y a pas cinq mecs qui vont masser les deux jambes d’Egan Bernal.» Marc Madiot s’est heurté au même mur quand il s’est agi de tenter de conserver Laurence Pithie, parti chez Red Bull-Bora, et surtout Lenny Martinez, chez Bahrain. Quand on lui a demandé de combien était la différence avec ce qu’il pouvait leur proposer, le Mayennais a hurlé dans le téléphone: «Mais je n’ai même pas pu lutter! La différence sur Martinez est astronomique. Après, tu as des agents qui te disent que ton équipe est tout juste bonne pour faire de la formation ; en gros, dégagez!»
Alors comment survivre dans ce combat déséquilibré? «On nous parle de budget ou de salary-cap, c’est adorable, mais qui va encore respecter les règles ? Les Français », sourit Emmanuel Hubert, alors que certaines équipes dressent le pavillon d’un pays, mais installent leur siège social dans un autre avec une meilleure fiscalité. Marc Madiot coupe court: « Il faut beaucoup d’argent, point. Mais quelque part, on demande à nos sponsors des moyens supplémentaires pour leur donner moins, c’est un souci. Ils sont courageux. »
Cofidis a ainsi « augmenté sa participation pour l’année prochaine» , selon Cédric Vasseur, ce qui a permis d’engager Alex Aranburu, par exemple, qui a également été séduit par le fait qu’une partie de l’encadrement soit espagnole. Le marché français est trop étroit pour contenter tout le monde, «les denrées sont rares», confirme Madiot, ce qui a en plus pour effet d’accroître la concurrence. La formation est une piste qui a été lancée, à travers des équipes Conti ou U19. Mais le modèle a rapidement montré des limites, car il ne protège pas du pillage. « Le vivier qu’on a eu il y a trois ans en arrière, où on en a fait passer sept de la Conti en World Tour, aujourd’hui, c’est in-en-vi-sa-geable, gronde Marc Madiot. Parce qu’on va venir te les chercher et que les agents te font monter au cocotier. On est à saturation, on a le couteau sous la gorge.»
Cédric Vasseur plaide « pour rendre le système équitable », «imposer à toutes les équipes du World Tour le même fonctionnement » et note « que toutes les équipes aujourd’hui qui font des contrats d’indépendants auraient la possibilité d’offrir des contrats de salariés avec couverture sociale, alors que l’inverse n’est pas vrai».
Emmanuel Hubert abonde : «Est-ce que l’UCI (Union cycliste internationale) ne devrait pas dire: maintenant, vous êtes tous sous régime suisse, ou français, ou anglais, et basta ? » Le Breton est conscient que « c’est sans doute complètement utopique » , mais l’urgence de la situation commande d’essayer de trouver des issues. Lui s’interroge également sur la mise en place d’exonérations de charges des entreprises qui apporteraient «du sponsoring, de la finance à des équipes» . «On reviendrait un peu à une forme d’équité en comparaison des autres et peut-être que les boîtes réfléchiraient différemment par rapport au sport» , espère-t-il, lui qui n’a aucune visibilité au-delà de 2025 quant à ses sponsors. C’est pour cette raison qu’il n’a pour l’instant recruté aucun coureur cet hiver, mais qu’il en a perdu, dont Matis Louvel, Louis Barré ou Clément Champoussin. « Donc, c’est zéro risque, je n’ai pas le droit d’en prendre » , dit-il en tirant la sonnette d’alarme quant à la situation économique globale du cyclisme français.
« Mon métier est d’avoir une équipe de vélo et d’essayer de créer du bonheur, soupire-t-il. Aujourd’hui, on va peut-être moins en créer et on va peut-être tous crever. C’est le moment de réfléchir, de se bouger le cul, les instances, les politiques, les partenaires, parce que le vélo va crever.» Une perspective sombre au moment d’enterrer une nouvelle saison.
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