Insondable
2 May 2024 - Libération
Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD
Il était inclassable, aimant d’abord raconter des histoires et, mieux même, des histoires dans l’histoire «à travers des méandres insondables» comme le dit joliment son éditrice historique, Françoise Nyssen. Insondable, le mot correspond bien à Paul Auster, lui qui semblait regarder doublement le monde de ces yeux qui dévoraient son visage, et peut-être même au-delà, dans un univers fait de hasards et d’arbitraire et, plus récemment, «dans les abysses» comme le confiait sa femme, Siri Hustvedt.
C’est que l’homme n’a pas été épargné par les tragédies entre les morts brutales de son grand-père et d’un camarade de jeu dans son enfance et les disparitions tragiques de sa petite-fille et de son fils il y a peu, jusqu’à son cancer dont Siri Hustvedt faisait régulièrement état sur les réseaux sociaux afin de montrer à tous ceux qui souffraient de la même maladie – et à leurs accompagnants – qu’ils n’étaient pas seuls. Contrairement à Russell Banks, autre écrivain américain culte, mort lui aussi d’un cancer l’an dernier, qui aimait raconter les grands espaces et les villes du sud de l’Amérique, Paul Auster était le romancier d’une ville, New York, et plus précisément d’un quartier, Brooklyn. Ce grand idéaliste, sauvé d’une enfance difficile par les livres et la découverte du monde et des langues, notamment du français qu’il parlait parfaitement (qui se souvient qu’il a traduit Sartre et Simenon ?), est toujours revenu à Brooklyn, son port d’attache, son socle.
C’est de là qu’avec Siri Hustvedt, un couple irrésistible par son allure et sa puissance littéraire, ils ont livré bataille contre Trump, que Paul Auster voyait comme un poison pour la démocratie, et aussi pour tous les écrivains persécutés, à commencer par leur ami Salman Rushdie. En septembre, nous avions eu Paul Auster quelques secondes au téléphone alors que nous essayions de joindre Siri Hustvedt pour une interview et la vigueur de sa voix nous avait surprise. C’était il y a huit mois. Une éternité. L’écrivaine nous avait alors confié : «Je suis mariée à un grand écrivain, et je l’ai toujours su, bien avant que les autres le sachent.»
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«PAUL AUSTER AVAIT CETTE VOIX À LUI, SINGULIÈRE»
- FRANÇOISE NYSSEN, ANCIENNE DIRECTRICE D’ACTES SUD
«La vie est ce qu’elle est, on perd des êtres très chers et plus que jamais le lien, l’amitié et les livres sont nécessaires. Paul Auster, je le connaissais depuis quarante ans. Sa fille, Sophie, et ma fille Pauline, nées quasi en même temps, ont été présentées quand elles étaient bébés. Quand j’ai lu son premier livre, la Cité de verre (1985), j’ai écrit à tous les libraires pour leur en parler tellement il m’avait plu. Et les libraires ont beaucoup contribué à son succès.
«Il avait un talent exceptionnel, cette voix à lui, singulière, et une façon de raconter des histoires à travers des méandres insondables. Son dernier livre, Baumgartner, est très introspectif, il porte sur la vieillesse, la vie, l’acte de création… Tous ses livres sont très différents les uns des autres, c’est ça qui est intéressant. Ce que je retiens de lui, c’est surtout sa capacité à raconter des histoires et à convoquer l’histoire, l’actualité, le monde tel qu’il est. C’était un écrivain-monde, un écrivain universel.
«On a la grande chance de publier Siri Hustvedt et il se trouve que c’est la femme de Paul Auster, je le présente comme ça car elle a beaucoup souffert d’être vue comme “la femme de Paul Auster”.
Le premier livre qui a fait émerger Siri Hustvedt c’est Tout ce que j’aimais (2003) auquel Paul Auster a répondu par Dans le scriptorium (2007). Ils s’adoraient, ils se répondaient, ils s’encourageaient. Ils sont venus en 2022 passer des vacances ici, à Arles, avant que Paul tombe malade. Son dernier grand bonheur, cela a été la naissance du fils de Sophie, Miles, le 1er janvier.»
Recueilli par Alexandra Schwartzbrod
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«JE GARDE LE SOUVENIR D’UN HOMME
EXIGEANT ET BIENVEILLANT»
- ANNE-LAURE TISSUT, TRADUCTRICE
«Paul Auster avait le souci du mot juste, et de l’économie de moyens, jusque dans ses phrases amples et musicales. Fluide, portée par un lexique recherché et une syntaxique taillée au cordeau, sa prose précise permet au lecteur d’entrer dans le personnage, dont il partage le regard et la voix intérieure. Sous l’effet de cette voix, on redécouvre le quotidien dans ses aspects les plus infimes, avec désormais un regard neuf. Plus que jamais, c’est en portant son attention sur le détail du texte que l’on peut espérer approcher l’intention de l’écrivain, l’esprit de son projet artistique. «Lors de mon travail sur Burning Boy, Pays de sang ou encore Baumgartner, nous avons échangé par téléphone. Paul Auster m’expliquait les spécificités culturelles états-uniennes et me racontait ses souvenirs, des matchs de baseball ou des déambulations dans certains quartiers de New York, palpitants de vie. Ses descriptions sont venues illuminer le paysage en noir et blanc de la page. Son regard minutieux sur mon travail était empreint d’une grande tolérance – traducteur luimême, il connaissait les impératifs et les difficultés de cette pratique. «L’oeuvre en français s’est construite au fil de nos conversations. Et notre relation, au fil des rencontres. La première a eu lieu au festival littéraire malouin Etonnants Voyageurs où j’avais accompagné Percival Everett. Puis, sous le regard amical de Paul Auster, j’ai été l’interprète de Siri Hustvedt lors de ses visites en France. Je garde le souvenir d’un homme à la fois exigeant et bienveillant. Et par-dessus tout, humain.»
Recueilli par Charline Guerton-Delieuvin
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Recueilli par SONYA FAURE
«IL M’A DIT “VOILÀ,
C’EST QUAND MÊME PAS MAL
DE MOURIR DANS SA BIBLIOTHÈQUE”»
- IRÈNE JACOB, COMÉDIENNE
«Je suis allée voir Paul la semaine dernière à New York. Paul et Siri avait une façon généreuse de convoquer l’amitié dans leur vie. Dans les moments de joie – souvent – comme de douleur. Depuis l’annonce du cancer de Paul, Siri nous envoyait régulièrement des mails détaillés nous tenant au courant des traitements et de son état de santé, de la vie aussi. Jusqu’à ce jour récent où elle nous a écrit : “Quand il n’y a plus l’optimisme il reste l’espoir. Paul ne va plus se soigner, c’est le moment de venir nous voir.”
«Quand je suis allée les rejoindre chez eux, Paul était dans son fauteuil, au milieu de ses livres qui recouvraient tous les murs de la pièce. Sur la table à côté de lui, il y avait le livre de Salman Rushdie, un ami de Paul et Siri. “Voilà, m’a-t-il dit. Tu vois, c’est ma bibliothèque. C’est quand même pas mal de mourir dans sa bibliothèque, j’aime cette pièce.” Il était présent dans sa façon d’affronter la maladie. Triste de quitter ceux qu’il aimait. Faisant face. Nous avons regardé et commenté un match de baseball, sa grande passion, nous avons déjeuné, parlé de son dernier livre, Baumgartner. Il a dit que c’était un bon livre pour être son dernier. Qu’il n’aurait pas pensé, au départ, que ce livre allait l’emmener dans toutes les directions qu’il avait finalement prises, comme s’il s’était encore fait surprendre par l’écriture. «Paul avait une immense admiration pour sa femme, pour son écriture. Différents dans leurs styles littéraires mais attentifs l’un envers l’autre. Ils avaient l’habitude de se lire mutuellement les chapitres tout juste achevés de leurs livres en cours, d’en discuter. Nous parlions de cette complicité, Paul disait à Siri : “Je n’aurai pas le temps d’entendre les derniers chapitres de ton livre, et je le regrette…” Le téléphone a sonné, c’était le funambule Philippe Petit, un ami de Paul depuis quarante-cinq ans, ils s’étaient rencontrés à Paris. nd J’entendais Paul : “Allô Philippe, tu sais je suis en train de mourir, oui, j’aimerais te voir.” Paul a pris son agenda. Je crois que Philippe avait promis à Paul de venir le 2 mai, lui faire des tours de magie dans sa bibliothèque. «Oui, disait Paul, le 2 mai je serai encore là. Ça me fera plaisir de te voir. Merci.»
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«UN CONNAISSEUR INCROYABLE
DE LA POÉSIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE»
- MARIE-CATHERINE VACHER, SON ÉDITRICE EN FRANCE
«Paul Auster et Actes Sud, c’est une histoire de plus de trente ans. Les étoiles étaient alignées pour son succès en France : c’était un écrivain francophone et francophile, il avait un charisme fou et il y avait évidemment ses livres. Il a représenté une sorte de figure de l’écrivain hybride: il était américain, français, européen, une synthèse et un cosmopolitisme à lui tout seul.
«Il était bien sûr très attaché au genre du roman mais, ce qu’on sait moins, c’est qu’il a commencé par écrire des poèmes et par traduire des poètes français, aussi peu évidents que Stéphane Mallarmé. C’était un connaisseur incroyable de la poésie française contemporaine, Jacques Dupin par exemple, qui était devenu son ami lors de ses trois années passées à Paris. Auster était pétri de culture française, d’où cette merveilleuse façon qu’il avait de parler la langue et l’attention portée à la traduction de ses propres textes en français. On ne pouvait pas publier un texte de Paul Auster sans qu’il exige de revoir la traduction. «Je retiens surtout son sérieux dans le travail, son engagement. S’il avait beaucoup d’humour, qu’il était chaleureux, abordable, on ne plaisantait pas avec l’écriture. Il savait ce qu’il voulait, jusqu’au choix de la couverture. Et cette exigence, il l’avait justement parce que c’était la France – je ne pense pas qu’il faisait cela dans les nombreux autres pays où son oeuvre était traduite. Ici, il aimait confronter les deux langues et repratiquer son français.
«On sera par ailleurs toujours reconnaissant à Paul Auster auquel, en des temps lointains, Hubert Nyssen [le fondateur des éditions Actes Sud] avait demandé s’il connaissait d’autres auteurs dont il serait intéressant de publier la traduction en France. Paul Auster avait cité deux noms : Russell Banks et Don DeLillo. Les trois mousquetaires ne sont plus qu’un et je pense beaucoup à Don aujourd’hui. Ils étaient très amis, allaient au baseball ensemble. Ce fut un long compagnonnage entre eux aussi.»
Recueilli par THOMAS STÉLANDRE
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