PAUL AUSTER - Le jeu des mots et du hasard


Figure majeure des lettres américaines, maître du storytelling adulé des lecteurs européens, adepte de constructions narratives complexes, ambiguës ou oniriques dans lesquelles il mettait en scène ses fantômes, l’auteur de «Moon Palace» est mort mardi à 77 ans.

2 May 2024 - Libération
Par ISABELLE HANNE

«Les claviers m’ont toujours intimidé. 
Je n’ai jamais été capable de penser clairement 
avec mes doigts dans cette position.» 
   - Paul Auster en 2003 à la «Paris Review of Books»

Paul Auster racontait l’histoire qui suit comme un épisode séminal. Du genre qui vous enseigne très tôt, trop tôt, à quel point l’existence est fragile et la mort, certes imparable, mais capricieuse jusqu’à l’absurde. De sa voix lente et grave, au velours de baryton élimé par des décennies de Schimmelpenninck –ces petits cigares hollandais que fume aussi son alter ego Paul Benjamin dans Smoke –, il contait ce mois de juillet 1961. Ces accompagnateurs inexpérimentés de colonie de vacances, ce groupe d’adolescents, dont lui-même, qui randonnent dans une forêt du nord de l’Etat de New York. La journée tourne à l’orage violent comme il s’en produit souvent l’été dans la région. Dépassés, les encadrants tentent d’accélérer la cadence en coupant à travers champs. Les marcheurs doivent ramper, en file indienne, sous un enclos. L’enfant juste devant Auster est frappé par la foudre alors qu’il se glisse sous le barbelé. «Ma tête était juste à côté de ses pieds», disait l’écrivain, toujours incrédule soixante ans plus tard. Le gosse meurt sur le coup.

«J’ai toujours été hanté par ce qu’il s’est passé ce jour-là, par son caractère totalement aléatoire, admettait l’écrivain en guise de morale de cette fable d’enfance –réelle, romancée, peu importe –, lors de la promotion de son monumental 4 3 2 1 (près de 900 pages en anglais, plus de 1000 en français), paru en 2017. Je pense que ça a été le jour le plus important de ma vie.» Dans ce roman d’apprentissage, nouvelle itération de l’obsession du romancier pour les thèmes de l’arbitraire et du hasard, Paul Auster imaginait quatre destinées parallèles pour un même personnage, Archie Ferguson, né en 1947 dans le New Jersey d’une famille jnuivde originaire d’Europe de l’Est, des traits biographiques partagés par l’écrivain. Il y exorcisait ce traumatisme de l’orage et les spectres des «et si» (et s’il avait rampé avant l’autre enfant ? Et si la foudre était tombée une minute plus tard ?), à travers un incident similaire. Lors d’un summer camp, Ferguson donc, adolescent prometteur fasciné par l’Attrape-coeurs, court sous un arbre pendant un orage. La foudre frappe, il est tué par la chute d’une branche.

Base-ball

«Tandis que son corps inerte gisait sur le sol détrempé, la pluie continuait à se déverser sur lui et le tonnerre continuait à gronder, et d’un bout à l’autre de la Terre, les dieux se taisaient.» Ainsi s’achève le destin d’un des quatre Archie du roman, comme aurait pu s’achever celui du jeune Paul Auster. Mais c’est une maladie qui a terrassé l’auteur de la Trilogie new-yorkaise, Mr Vertigo ou Léviathan mardi à 77 ans. La famille séjournait depuis fin 2022 à «Cancerland», ainsi que sa femme, la poétesse, essayiste et romancière Siri Hustvedt, avait désigné dans plusieurs posts Instagram ce territoire «déroutant et semé d’embuches», mais partie intégrante de l’existence, dans lequel évoluait le petit clan Auster. «Non pas la vie suspendue, mais la vie tout court», précisait-elle. Quant à l’écrivain, elle rapportait qu’il passait «de plus en plus de temps à regarder dans les abysses», et qu’il lui avait confié qu’il n’avait «pas peur de mourir.» Ainsi que l’énonçait le narrateur Nathan Glass dans l’incipit ironique, et prophétique, de Brooklyn

Follies (2005) : «Je cherchais un endroit tranquille où mourir. Quelqu’un me conseilla Brooklyn.» Plus qu’écrivain américain, Auster est, avant tout, écrivain new-yorkais. La plus grande ville des Etats-Unis sert de décor, à gentrification et réalisme variables, à la plupart de ses livres, à l’exception de quelques escapades parisiennes. Sans jamais verser dans la chronique: New York y existe presque toujours dans une version abstraite, anhistorique. Paul Auster a vu le jour et a grandi de l’autre côté de l’Hudson, à Newark (New Jersey), dans le même quartier inlassablement dépeint par Philip Roth, qui a longtemps abrité une classe populaire juive et rooseveltienne, convaincue que le meilleur était à venir.

A l’instar du personnage d’Auggie (Harvey Keitel) dans Smoke, qui prend tous les jours en photo le corner devant son bureau de tabac, Auster a écrit et réécrit Brooklyn, et son quartier devenu cossu et résidentiel de Park Slope. Les restaurants, les barber shops, les écoles, les hôpitaux ou les bureaux de poste du quartier jalonnent Brooklyn Follies, la Nuit de l’oracle ou Sunset Park. Les intrigues se déroulent parfois à quelques blocks à peine de l’élégante brownstone où Paul Auster vivait depuis le début des années 80 avec Siri Hustvedt, rencontrée lors d’une lecture de poésie, avec qui il eut une fille, Sophie, aujourd’hui chanteuse. Son bureau était perché au dernier étage de la maison, à deux pas de l’immensité verte du borough, Prospect Park. Un précipité d’Amérique où toutes les communautés du pays – du monde –, se retrouvent pour courir, promener leur chien, partager un barbecue, célébrer une quinceañera. Ou jouer au base-ball, autre passion de l’écrivain, toujours un terrain ou un match allumé en arrière-plan de ses fictions. Auster a longtemps ruminé le départ des Dodgers, l’équipe ayant déménagé en Californie durant l’hiver 19571958, laissant les Brooklynites orphelins et amers.

Déclic

Né en février 1947 de parents marqués par la Grande Dépression –un père «pingre», une mère «extravagante», décrit-il dans ses mémoires, le Diable par la queue–, Paul Auster est élevé entre une soeur aux prises avec des troubles mentaux et un père lointain et insaisissable. Slalomant entre les fantômes, le jeune Paul se sent «en exil dans sa propre maison», mais découvre dès l’adolescence, au contact de la pléthorique bibliothèque d’un oncle traducteur, sa vocation d’écrivain. Il étudie la littérature française, anglaise, italienne à l’université Columbia, boude l’enseignement et fuit les boulots rangés, les jobs «nine-to-five».

Armé de son idéalisme, de sa foi en ses écrits à venir et de ses «itchy feet», ses pieds qui le démangent, écrit-il dans le Diable par la queue, il multiplie les expériences d’aventurier-voyageur : homme à tout faire sur un navire pétrolier; cuistot dans un camp de vacances, où il côtoie des clochards célestes et autres existences cabossées qui infuseront ses textes ; assistant d’un producteur de cinéma à Paris, où il perfectionne son français et se lance dans la traduction. Il envisage un temps la réalisation, écrit des scénarios de films muets qui teinteront, des années plus tard, ses romans (le Livre des illusions), mais s’estime «trop timide» pour faire du cinéma.

Loin du souffle et de l’ambition des débuts, les années 70 sont, pour Paul Auster, une décennie difficile, pendant laquelle il vivote de traductions (Mallarmé, Sartre, Simenon), écrit un peu de poésie et de théâtre. Mais tout ce qu’il touche «se solde par un échec», et ses problèmes d’argent le «maintiennent dans un état permanent de panique», admet-il dans le Diable par la queue. Brièvement marié à la nouvelliste Lydia Davis, traductrice de Proust ou de Flaubert aux Etats-Unis, il divorce peu après la naissance de leur fils, Daniel.

Alors qu’il tente, en vain, de faire publier un roman policier, le décès inattendu de son père est un déclic symbolique, «frustré» qu’il reste «d’avoir encore tant de choses à régler» avec lui (Une vie dans les mots). Et un déclic financier : le petit héritage qu’il perçoit lui donne le temps d’écrire l’Invention de la solitude, entre mémoires et essai critique, son premier succès. Les années 80 et 90 le propulsent en têtes de gondole des librairies du monde entier, dans quarante langues, avec la parution des romans de la Trilogie new-yorkaise (Cité de verre, Revenants et la Chambre dérobée), puis Moon Palace, Léviathan (prix Médicis étranger en 1993) ou Mr Vertigo. Et dans les cinémas, avec les films Smoke, Brooklyn Boogie, et Lulu on the Bridge. En Europe, et notamment en France, dont il parlait bien la langue, le charismatique écrivain aux yeux mélancoliques comme deux lunes, est accueilli en superstar. Un statut qu’il ne «[s]’expliqu[ait] pas».

Horlogerie

Technophobe ni vraiment honteux ni tout à fait revendiqué, Paul Auster vécut toute son existence sans téléphone portable ni ordinateur. Il rédigeait d’abord au stylo-plume, sur un cahier 24 × 32 Clairefontaine à spirales –un fétichisme adopté depuis son premier séjour en France –, avant de recopier ses textes sur une antique Olympia 1962. «Si je pouvais écrire directement sur une machine à écrire ou un ordinateur, je le ferais, affirmait-il en 2003 à la Paris Review of Books. Mais les claviers m’ont toujours intimidé. Je n’ai jamais été capable de penser clairement avec mes doigts dans cette position. Un stylo est un instrument beaucoup plus primitif. Vous sentez que les mots sortent de votre corps et vous les enfoncez dans la page. L’écriture a toujours eu cette qualité tactile pour moi. C’est une expérience physique.» Lors de leur collaboration pour Pays de sang (2023), livre texte et photos sur la violence armée aux EtatsUnis, son gendre, le photographe Spencer Ostrander, devait régulièrement pédaler jusqu’à chez l’écrivain pour récupérer les feuillets fraîchement tapés à la machine, puis tout retranscrire lui-même sur son ordinateur.

Plus de quarante livres universitaires ont tenté d’analyser l’oeuvre d’Auster, échouant à le ranger quelque part, lui qui s’agaçait qu’on le décrive en «écrivain postmoderne» et jugeait toute étiquette littéraire «arrogante» et «malhonnête». «J’essaie d’être humble face à mes propres confusions, et je ne veux pas élever mes doutes à un statut qu’ils ne méritent pas, déclarait-il dans Une vie dans les mots, un livre d’entretiens avec la professeure de littérature Inge Birgitte Siegumfeldt, à l’origine du Centre Paul Auster de l’université de Copenhague. Je trébuche. Je suis vraiment dans le noir. Je ne sais pas. Et si cela –ce que j’appellerai de l’honnêteté – peut être qualifié de postmoderne, alors OK.»

Auster a souvent revendiqué une passion pour l’écriture elle-même, créant ses propres univers et jouant des intertextualités comme avec des figurines. «Ce qui l’intéressait dans les histoires qu’il écrivait, ce n’était pas leur relation avec le monde, mais leur relation avec d’autres histoires», pense son personnage d’écrivain, Quinn, dans Cité de verre. «Personne ne peut dire d’où vient un livre, et encore moins celui qui l’écrit», ajoute le narrateur de Léviathan, Peter Aaron. C’est même, surtout, son amour du storytelling qui le guide. Travaillant les dispositifs narratifs comme de l’horlogerie aux rouages complexes, parfois sans s’embarrasser de vraisemblance. Capable de recycler, d’enchevêtrer ou d’enchâsser des histoires dans l’histoire comme autant de poupées russes, de clins d’oeil à sa mythologie personnelle. Vanité ou goût du jeu, l’écrivain se déguise souvent dans ses oeuvres : y figure presque systématiquement un personnage d’écrivain quelque part, s’il n’est pas le protagoniste, et dont le nom est parfois une anagramme de Paul Auster.

Tours de magie

Il se voyait en détective de ses propres livres. En enquêteur, non pas du réel, mais bel et bien de l’histoire, des signaux faibles et des indices qu’il aurait laissés à l’intérieur de celle-ci. Ses romans, avec leurs thèmes et variations sur les illusions, les rêves et les tours de magie, ne proposent pour solution que l’ambiguïté, et évitent soigneusement, comme on contourne un nid-de-poule, des résolutions en vérité absolue. Sur vingt romans et cinq essais autobiographiques, Paul Auster a cultivé l’écriture comme un jazzman ses improvisations, tapant sur sa machine à écrire comme sur un vieux piano presque bien accordé. Explorant sans cesse les déterminismes, les loteries, les bifurcations, les accidents et les collisions.

Kenosha, Wisconsin, janvier 1919. La grand-mère paternelle d’Auster tue à l’arme à feu son grand-père, qui avait quitté le foyer. Au moment du meurtre, leurs jeunes enfants sont dans la maison. Dont le père de l’écrivain, qui resta toute sa vie mutique et détaché. «L’homme invisible», comme il le qualifie dans l’Invention de la solitude. Pendant des années, on raconte à Paul et ses cousins que le grand-père a été tué lors d’un accident de chasse. Ou bien qu’il a glissé d’un toit en faisant des travaux. Ou qu’il est mort pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est qu’adulte, et par une coïncidence digne de l’un de ses romans, que Paul Auster apprendra la vérité: lors d’un voyage en avion, une cousine de l’écrivain se retrouve assise à côté d’un inconnu, qui s’avère être originaire de Kenosha, et lui révèle, sans le savoir, l’assassinat tu pendant un demi-siècle. Un «terrible héritage familial qui se transmet de génération en génération», et qui a «changé [s]a famille à jamais», racontait-il à Libé en février 2023: «Le traumatisme, tout comme le chagrin, n’a pas de fin.»

New York, avril 2022. Le fils de l’écrivain, Daniel Auster, 44 ans, DJ, photographe, meurt d’une overdose sur le quai d’un métro de Brooklyn. Il avait été inculpé onze jours plus tôt pour la mort de sa fille Ruby, âgée de 10 mois, d’une intoxication aiguë à l’héroïne et au fentanyl. Le double drame, d’abord chair à tabloïd, passe ensuite à la moulinette de la presse highbrow. On cherche des clés – négligences, manipulations, maltraitances, exploitation ? – dans les textes du père, Paul Auster, de la mère, Lydia Davis, de la belle-mère, Siri Husvedt, de cet «enfant de la royauté littéraire new-yorkaise», comme le titre le New York Times. Presque comme une preuve de responsabilité, on évoque la Nuit de l’oracle, roman publié en 2003 qui met en scène un écrivain de Brooklyn acclamé, dont le nom de famille est Trause – anagramme d’Auster –, père d’un toxicomane violent nommé Jacob, qu’il finit par déshériter.

«Intrigues criminelles»

A l’inverse de la fascination bienveillante, et constante, des critiques européens pour l’oeuvre de Paul Auster, ses compatriotes n’étaient, depuis la fin des années 2000, plus très tendres à son égard. «Le romancier de Park Slope» (Wall Street Journal) écrit des livres ronronnants et répétitifs mais «irrésistibles» pour un public adolescent «un peu livresque, qui se considère à la fois dur et profond» : «Ses thèmes familiers – écrivains entraînés dans des intrigues criminelles, retrouvailles de parents éloignés, doubles, rencontres fortuites – sont devenus une sorte de grammaire, et chaque nouveau livre un réarrangement plus qu’une réinvention» (Vulture). «Si Brooklyn, avec ses cadres bourgeois hyperintellectuels, a remplacé l’Upper West Side, Paul Auster est en quelque sorte son Woody Allen», enfonçait le critique John Homans (New York Magazine). «Un protagoniste, presque toujours un homme, souvent un écrivain ou un intellectuel, vit de façon monacale, dorlotant une perte – une femme décédée ou divorcée, des enfants morts, un frère disparu. Des accidents violents perforent les récits, à la fois pour insister sur la contingence de l’existence et pour maintenir le lecteur dans la lecture», décrivait, sans pitié, le critique James Wood (New Yorker). L’article date de 2009, mais anticipe avec une justesse presque troublante l’intrigue de Baumgartner, le dernier roman de Paul Auster, paru en 2023 aux Etats-Unis (traduit en français en 2024).

Avec Siri Husvedt, il a formé pendant plus de quarante ans un couple littéraire et glamour, longtemps actif au sein de l’ONG PEN America, puissante organisation de défense des auteurs et de la liberté d’expression. Paul Auster revendiquait de se situer «à l’extrême gauche du parti démocrate» mais ne se «fais[ait] pas d’illusions au point de penser qu’un candidat socialiste pou[vai]t gagner». Ami de Salman Rushdie et de Don DeLillo, il était devenu ces dernières années une figure de proue des intellectuels anti-Trump. Et l’archétype de l’écrivain américain auprès de la presse étrangère et de ses lecteurs dans le monde entier… à défaut de l’être dans son pays.

Par ISABELLE HANNE


Sur vingt romans et cinq essais autobiographiques,
Paul Auster a cultivé l’écriture comme un jazzman ses improvisations.




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