Edna O’Brien, rebelle d’Irlande


L’autrice originaire du comté de Clare, qui écrivait sur ses paysages, ses femmes et leur désir, est morte samedi à 93 ans. Inspirée par James Joyce, elle avait obtenu le prix spécial du jury Femina pour l’ensemble de son oeuvre en 2019.

30 Jul 2024 - Libération
Frédérique Roussel

Un jour, Edna O’Brien a dit à son agent : «Quand je serai morte, des horreurs vont être écrites sur moi.» L’écrivaine repoussait tous les biographes qui l’approchaient. «Fais-le toi-même», lui a intimé son agent. Elle a passé trois ans à remonter à la source de ses souvenirs, parfois dans la douleur et, à 82 ans, elle a publié Fille de la campagne (2012), Edna par Edna en somme. «Toutes les choses qui ont compté dans ma vie sont là.» La grande dame des lettres irlandaises, femme de tempérament et intrépide à sa manière, a succombé à la maladie samedi à l’âge de 93 ans, et qui sait si elle apprécierait tout ce qui s’écrit sur elle depuis. Heureusement, ses propres mémoires existent désormais, plus une bonne vingtaine de fictions, cinq pièces de théâtre, des essais, une biographie de Joyce… Jusqu’à Femmes de Joyce, son ultime pièce représentée à l’Abbey Theatre de Dublin à l’automne 2022, un portrait par ses proches de son compatriote écrivain. Soixante -dix ans plus tôt, la lecture de Portrait de l’artiste en jeune homme avait fait comprendre à Edna O’Brien qu’elle voulait consacrer le reste de sa vie à la littérature.

Glamour

Née le 15 décembre 1930 à Tuamgraney, dans le comté de Clare, Edna était la plus jeune d’une famille de quatre enfants avec un père alcoolique et violent, une mère «médiévalement» religieuse et, pour seules lectures, des livres de cuisine et de prières. «J’ai grandi dans un milieu suffoquant de religion. J’ai été élevée dans l’idée constante de la punition. Je croyais au Jugement dernier : pour moi, c’était aussi réel qu’une tasse ou une personne», racontait-elle à Libération. Elle s’échappe à Dublin pour faire une formation dans la pharmacie. Elle y découvre les livres de Joyce et y rencontre le romancier irlandotchèque Ernest Gébler. Elle a 18 ans, ce divorcé en a près du double, elle l’épouse malgré l’opposition familiale. «J’ai réagi comme dans les romans victoriens : je les ai quittés pour lui, d’une maison de contrôle à l’autre.» Ils ont deux garçons, Carlo et Sasha, et partent pour Londres. A Londres, où elle débarque en novembre 1958, tout la fascine. Dans le sillage de Gébler, elle fréquente les milieux de l’édition, les coteries littéraires, le tout Londres artistique. Elle organise de grandes fêtes dans sa maison de Deodar Road à Putney, avec des Premiers ministres et des stars de cinéma, Marianne Faithfull, Roger Vadim et Jane Fonda, Richard Burton, Marlon Brando, Ingmar Bergman… Tout un pan glamour dévoilé dans ses mémoires. Elle couche avec Robert Mitchum, accueille le jeune McCartney dans la chambre de ses enfants où il gratte un air sur la guitare de Carlo. «Un des Beat, rien ne pouvait égaler ça !» En 1970, elle expérimente le LSD sur les conseils du psychiatre R.D. Laing. «C’était terrifiant. Mon être entier ne pouvait pas revenir.» J.D. Salinger, rencontré au White Elephant, où elle dînait notamment avec Anthony Quinn, devient son ami. Elle passe des vacances en Italie avec Gore Vidal et se lie d’une longue amitié avec Jackie Onassis. En 1960, la maison d’édition Hutchinson, où elle est lectrice, lui demande une fiction. Elle écrit son premier roman d’une traite, en trois semaines, l’aventure de deux filles, Cait et Baba, dans l’Irlande rurale des années 50, expulsées de l’école et qui s’échappent à Dublin. Dublin interdit le livre pour «pornographie et manque de religion». Ses six livres suivants seront également interdits en Irlande jusqu’au début des années 70, dont les suites des Filles de la campagne, Jeunes Filles seules (1962) et la Félicité conjugale (1964), parce qu’elle touche à la sexualité et au désir féminin. «J’ai écrit très tôt sur la sexualité, ouvertement, mais en la considérant toujours comme un prolongement de l’amour.» Le curé de sa paroisse brûle des exemplaires sur le parvis de l’église. Après la mort de sa mère, elle a trouvé dans ses affaires son volume des Filles de la campagne dans lequel elle avait souligné à l’encre noire tous les mots qu’elle jugeait offensants… «C’était comme une tentative de réécrire mon roman, de le nettoyer, disait-elle à Libération en 2010. Elle était morte mais j’aurais pu la tuer tellement j’étais en colère. Elle avait complètement loupé à l’époque la tendresse contenue dans le livre. De la tendresse pour elle et pour le paysage irlandais.» La femme et l’Irlande resteront longtemps sa matière première. «Mes romans se passent dans le comté de Clare parce que c’est là que sont les histoires qui m’attirent, c’est là qu’elles arrivent. Cette Irlande-là est à la fois primitive et archaïque. Il y a les paysages, les saisons, les éléments, c’est intemporel. Il y a aussi la qualité des gens qui vivent dans ces lieux isolés, et qui n’ont été que très peu touchés par les bienfaits du XXe ou du XXIe siècles. J’ai vécu là-bas, croyez-moi, je ne les invente pas», confiait-elle à Libération en 2001.

Terre

Après la trilogie, elle publie le Joli Mois d’août (1965), sur une femme mariée qui part sur la Côte d’Azur à la recherche de relations sexuelles. Paraîtront aussi les Païens d’Irlande (1970) ou une jeune fille séduite par un prêtre ; Vents et Marées (1992), portrait d’une femme qui traverse un divorce difficile et se bat pour la garde de ses deux fils. Une autre trilogie sur des sujets «très importants pour ce pays» comprend la Maison du splendide isolement (1994) dans lequel le militant pour la réunification de l’Irlande McGreevy, traqué par la police, se réfugie chez la vieille Josie O’Meara, seule dans sa grande maison vide ; Tu ne tueras point (1996), sur un inceste inspiré du cas d’une jeune fille de 14 ans tombée enceinte à la suite d’un viol et empêchée de se rendre en Angleterre pour avorter. Le troisième volet, Décembres fous (2001), suit un étranger qui arrive dans un village du fin fond de l’Irlande et menace une relation fusionnelle entre un paysan et sa terre, entre un homme et sa soeur.

«Double peau»

Avec le roman autobiographique Crépuscule irlandais (2006), parsemé de lettres de sa mère disparue en 1967, Edna O’Brien écrit l’histoire de sa mère, venue à Brooklyn faire la bonne, puis son retour au pays avec son mari pour fonder une famille. Catholique, morale, stricte, sa mère incarnait à la fois la censure aveugle et la complicité confrontée aux délires du père ivre. Elle disait à Libération : «Ma mère était morte depuis trente ans mais je voulais écrire un livre comme si elle était là. Elle reste vivante dans ma mémoire et dans ma conscience. Vous vous asseyez pour écrire un livre, tout ce que vous avez ce sont les premières phrases… Elles m’ont été inspirées par une photo qu’on m’a donnée tardivement. On y voit ma mère, belle fille de la campagne en robe blanche, virginale, debout derrière une chaise avec sa mère. Dans ses yeux, un bateau blanc vogue sur la mer, vers New York, et elle est en train d’échapper à sa mère. Mais partir n’est que la moitié de l’histoire. Je porte – et je suis sûre que ma mère portait aussi – le passé. Comme une sorte de double peau.»

Après avoir donc fini par rédiger ses mémoires en 2012, Edna O’Brien avait surpris son monde avec deux grands romans très actuels. Dans les Petites Chaises rouges (2015), elle imaginait l’arrivée d’un paisible guérisseur à Cloonoila, dans l’ouest de l’Irlande, en réalité un criminel de guerre, le double fictionnel de Radovan Karadzic, accusé de crimes commis pendant le siège de Sarajevo (1992-1996). Avec Girl (2019), après avoir été deux fois au Nigeria et avoir recueilli des témoignages d’ex-captives, elle a raconté la vie massacrée d’une adolescente enlevée et violée par les terroristes de Boko Haram, fuyant d’un enfer à l’autre. Cette année-là, l’Irlandaise, traduite depuis près de soixante ans en France, était récompensée par un prix spécial du jury Femina pour l’ensemble de son oeuvre, «son premier prix français». En octobre, les éditions Sabine Wespieser qui publient Edna O’Brien depuis 2010 rééditeront le célèbre les Filles de la campagne et les deux autres titres de la trilogie qui la fit connaître.

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