Face à lui-même - Tadej Pogacar
Le champion du monde cherchera à reprendre le sceptre de son hégémonie aujourd’hui dans le théâtre antique et sublime des Strade Bianche. À l’aube d’une saison où il sera son plus grand adversaire.
8 Mar 2025 - L'Équipe
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL ALEXANDRE ROOS
SIENNE (ITA) – À travers le rideau de fumées blanches qui s’élèvera tout à l’heure des chemins empierrés, on devinera les cyprès droits comme des majordomes, la rondeur apaisante des collines siennoises, les feuilles d’argent des oliviers. Un jardin sublime, aristocratique, une invitation au vagabondage et à prolonger l’hiver. Un paradis ? Un mirage, oui, qui cache un bagne à ciel ouvert, une procession de condamnés dont l’horizon est aussi bouché et joyeux que s’ils devaient passer la journée à casser de la caillasse en pyjamas rayés, ce qui ferait d’ailleurs autant de poussière. La poussière, ils s’attendent tous à la mordre, quelque part aux alentours de San Martino in Grania ou du Monte Sante Marie, soit entre 100 km et 80 km de l’arrivée, un goût de cendres dans la bouche un temps oublié. En dehors de son excursion commercialo-sportive aux Émirats – où il a moins forcé qu’à l’entraînement et que vous nous permettrez d’ignorer, même s’il y a déjà gonflé son compteur de trois victoires –, Tadej Pogacar reprend aujourd’hui son pèlerinage, déterminé à remettre ses compagnons aux fers et au servage, fini les vacances, dans un théâtre antique à sa démesure, où il a déjà roulé sur tout le monde en 2022 et 2024.
Les Strade Bianche cheminent dans un endroit de rêve, mais de peu d’espoirs, car la lessiveuse des sterrati – avec leur cahotement et leurs pentes vicelardes – a tendance à propulser à l’avant l’homme le plus fort et derrière, le bazar est tel qu’il est impossible d’organiser la poursuite. Un chemin de mulets couvert d’un tapis de roses pour le champion du monde.
Tous aux abris, Pogacar progresse encore
Ce matin, même si vous nous direz que tout est toujours possible, une chute, un papy qui prend le parcours à contresens pour aller chercher sa foccacia dans son Piaggio de jardinier, avec trois roues et la plateforme à l’arrière, ou un astéroïde qui s’écrase sur la Toscane, les autres courront donc pour faire deuxième, car Tadej Pogacar les a réduits à l’état de victimes consentantes, les a enfermés dans un cachot de résignation et d’écoeurement, des sentiments qui les ont gagnés à mesure que le Slovène grignotait les succès et leurs cerveaux. Le Pogacar 2023 était encore prenable, celui de l’an passé injouable et on nous annonce qu’il a encore une marge de progression, alors tous aux abris. « Tu es en course, à bloc, tu regardes autour de toi et tu vois que lui est facile, c’est ce moment-là qui est dur », soufflait cet hiver Valentin Madouas.
Quand on a demandé à Mads Pedersen s’il avait plus souffert en essayant de suivre Pogacar dans le Vieux Quaremont sur le Tour des Flandres 2023 ou Mathieu Van der Poel sur le pavé d’Orchies l’an passé à Roubaix, le Danois n’a pas cillé. « Je dois dire Mathieu, a tranché le champion du monde 2019, parce que Tadej, je n’ai même pas essayé, j’ai accepté directement qu’il était dans un monde qui n’était pas le mien, que je ne pouvais pas gérer. »
Dans les balbutiements de cette nouvelle saison, on frétille bien sûr à l’idée d’une nouvelle collision avec Mathieu Van der Poel dans le Poggio dans deux semaines ou avec Jonas Vingegaard dans le Tour de France en juillet, mais ces oppositions ne sont que des défis éphémères, des bulles de savon, alors que Tadej Pogacar est engagé dans un autre espace-temps, celui de la durée, d’une permanence, des exploits et des records qui resteront gravés. Remporter les trois grands Tours, les cinq Monuments, devenir le seul quadruple champion du monde.
D’ailleurs, à quelle aune jugera-t-on sa saison ? Pas tant par rapport à ses adversaires qu’en comparaison de ce qu’il a réalisé l’an passé.
Un champion qui doit repousser l’usure mais pas seulement
Tadej Pogacar est désormais accompagné de la solitude du champion, seul dans son monde, seul face à lui-même et à 26 ans, à l’entame de sa septième saison chez les pros, sa principale mission est de durer. Trouver les ressources, physiques, mentales, pour repousser l’usure, mais pas seulement, car cela concerne finalement tout un chacun. Ne pas perdre de vue sa quête, la choyer, celle d’essayer d’être «le meilleur de l’histoire », comme il l’avait annoncé dans ces colonnes l’an passé, accepter son destin, qui implique de moins s’appartenir tout en continuant de devoir se plier à des contraintes ordinaires, de mortels, s’y coller tous les jours, car ne nous y trompons pas, il y a derrière un travail d’acharné. Tout cela, il doit désormais l’embrasser sans que ça le parasite dans ses objectifs.
L’obstination et l’implacabilité sont les traits communs aux élus de son espèce. « Je veux m’amuser tout en marquant l’histoire, confiait-il encore il y a un an. Ce sera un jeu jusqu’au moment où je commencerai à lutter. »
Eddy Merckx brûlait d’une obsession, d’une concentration ascétique, monacale, Bernard Hinault d’une rage intérieure qui lui serrait les mâchoires et lui limait les dents, et les deux partageaient une forme de méchanceté une fois sur leur vélo. Tadej Pogacar a encore à révéler une partie de ses ressorts intimes, de ce qui le fait avancer, parce qu’on ne peut pas croire qu’il ne s’agisse que d’un jeu, même si avec lui on a souvent l’impression de gambader dans un dessin animé, et avec le maillot arc-enciel sur les épaules il ne manque qu’une licorne, une Barbapapa ou un Bisounours pour vraiment y croire. Mais malgré les sourires, il n’y a pas moins de sang sur les murs qu’avec ses illustres prédécesseurs.
C’est d’ailleurs le programme du jour, alors qu’il renouera avec le fil de sa destinée et qu’il rouvre l’atelier boucherie. Un nouveau calvaire est promis à tous sur les chemins blancs de Sienne. Le paradis, ce n’est que pour lui.
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8 Mar 2025 - L'Équipe
A. Ro., à Sienne.
Au milieu des plus de 80 km de chemins blancs, le secteur de plus de 11 km s’est imposé comme un des juges de paix de la course. Il fait partie d’un des quatre points chauds du parcours.
1 Le coude de Lucignano d’Asso (km 83)
Le secteur le plus long de la course (11,9km), dessiné en coude, est un endroit stratégique parce qu’il marque le retour vers Sienne. C’est encore trop loin pour tenter de s’y envoler (encore 120 km jusqu’à l’arrivée), mais à partir de là, il faut se positionner à l’avant, et donc on y joue souvent des coudes.
Surtout s’il y a du vent, comme quand Julian Alaphilippe y avait fait son impressionnant soleil en 2022, puisque le chemin est propice à des coups de bordure.
Mais aujourd’hui, un temps printanier et sans bourrasques est annoncé.
2 San Martino in Grania et Monte Sante Marie (km 110 à 140)
C’est l’enchaînement le plus dur de la course, entre les secteurs de San Martino in Grania, long de 9,4km, reconnu par les coureurs comme le plus éprouvant de la course, notamment parce qu’il est principalement en montée, et celui du Monte Sante Marie, long de 11,5km et qui comporte lui aussi deux bosses, avec des passages à plus de 10%.
Ce dernier a été la rampe de lancement dans les trois dernières éditions, puisque c’est là que Tadej Pogacar (2022 et 2024) et Tom Pidcock (2023) ont enclenché leurs raids victorieux.
C’est l’enchaînement le plus dur de la course, entre les secteurs de San Martino in Grania, long de 9,4km, reconnu par les coureurs comme le plus éprouvant de la course, notamment parce qu’il est principalement en montée, et celui du Monte Sante Marie, long de 11,5km et qui comporte lui aussi deux bosses, avec des passages à plus de 10%.
Ce dernier a été la rampe de lancement dans les trois dernières éditions, puisque c’est là que Tadej Pogacar (2022 et 2024) et Tom Pidcock (2023) ont enclenché leurs raids victorieux.
3 Les raidards du colle Pinzuto et des Tolfe (km 166 et 171, km 196 et 201)
Les organisateurs ont eu l’idée saugrenue, et inutile, d’allonger leur épreuve d’une trentaine de kilomètres l’an passé (213km aujourd’hui). Pour ce faire, ils ont créé une boucle avec un double passage dans les secteurs du colle Pinzuto et des Tolfe, qui étaient déjà empruntés dans le passage originel. C’est un des derniers endroits pour s’envoler avant Sienne. Contrairement à ceux qui les précèdent, ces deux chemins blancs sont des coups de cul, courts et très raides (1,1km et un passage à 18% dans les Tolfe), propices aux puncheurs qui auraient encore un peu de carburant.
4 Les ruelles de Sienne et le mur de Santa Caterina (km 212)
Dans le dernier kilomètre, le mur de San t aC a te ri nase franchit au courage, avec ses 200 m terribles à plus de 10% de moyenne. C’ est là que Mathieu Van derPoelavaitp lacés on attaque de vélo ci rapt or en 2021. S’ il n’ est pas possible d’ y déposer son adversaire, le placement en haut est primordial, à l’ endroit du virage à droite qui mène à un labyrinthe dans les ruelles où il est très dur de remonter et de dépasser. Idem avant le dernier virage à droite qui mène légèrement en descente vers la magnifique piazza del Campo, lieu del’ arrivée. En 2011, Alessandro Ball an était dans la roue de Philippe Gilbert au sortir de Santa Caterina, mais il n’ avait jamais pu déboîter le Belge.
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L'Équipe - A. Ro., à Sienne.
Pidcock, Mohoric, Grégoire, du monde en embuscade
Ce n’est pas parce que la victoire semble tendre les bras à Tadej Pogacar qu’il n’y aura pas une grosse bagarre pour les accessits derrière.
Tom Pidcock a une bonne bouille d’outsider, parce qu’il a déjà beaucoup gagné cette saison sous ses nouvelles couleurs de Q36.5 (4 victoires) et qu’il a déjà levé les bras ici (2023), mais il n’est pas le seul : Matej Mohoric, même si sa forme semble encore en pointillé, Michal Kwiatkowski, Lennert Van Eetvelt (11e l’an passé pour sa première), Marc Hisrchi, les Astana autour de Christian Scaroni ou encore les Groupama-FDJ, bien armés avec Romain Grégoire, vainqueur en Ardèche, et Valentin Madouas, deuxième en 2023 et qui est content de sa forme actuelle.
Chez les femmes, en l’absence de Lotte Kopecky, vainqueure l’an passé, Elisa Longo Borghini (2e en 2024) et Demi Vollering (3e) vont recroiser le fer, alors que Pauline FerrandPrévot pourrait être à l’aise sur les chemins blancs.
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A tu per tu con se stesso
Il campione del mondo cercherà di riconquistare lo scettro della sua egemonia oggi nell'antico e sublime teatro delle Strade Bianche. Alla vigilia di una stagione in cui sarà il suo più grande avversario.
8 marzo 2025 - L'Équipe
DAL NOSTRO INVIATO SPECIALE ALEXANDRE ROOS
SIENA (ITA) - Attraverso la cortina di fumo bianco che presto si alzerà dai vialetti acciottolati, si possono scorgere i cipressi alti come maggiordomi, la rasserenante rotondità delle colline senesi e le foglie argentate degli ulivi. Un giardino sublime e aristocratico, un invito a vagare e a prolungare l'inverno. Un paradiso? Un miraggio, sì, che nasconde una colonia penale a cielo aperto, una processione di galeotti i cui orizzonti sono bloccati e allegri come se dovessero passare la giornata a spaccare pietre in pigiama a righe, il che pure creerebbe molta polvere. Polvere che tutti si aspettano di mordere, da qualche parte nei dintorni di San Martino in Grania o del Monte Sante Marie, tra i 100 e gli 80 km dall'arrivo, in bocca un sapore di cenere che hanno dimenticato da tempo. A parte la sua gita commerciale e sportiva negli Emirati - dove non si è impegnato come in allenamento e che ci permetterete di ignorare, anche se ha già aggiunto tre vittorie al suo palmarès - Tadej Pogacar riprende oggi il suo pellegrinaggio, deciso a rimettere in ferri e in schiavitù i suoi compagni, niente più vacanze, in un teatro antico delle dimensioni di cui ha già cavalcato davanti a tutti nel 2022 e nel 2024.
La Strade Bianche è un luogo di sogni, ma di poche speranze, perché la centrifuga degli sterrati - con le loro pendenze sconnesse e viziose - tende a spingere l'uomo più forte in testa. E dietro, il disordine è tale che è impossibile organizzare l'inseguimento. Una mulattiera coperta da un tappeto di rose per il campione del mondo.
Tutti al riparo, Pogacar continua a progredire
Stamattina, anche se ci dite che tutto è possibile, un incidente, un nonno che sbaglia strada per andare a prendere la focaccia con l'Ape Piaggio del giardiniere, con tre ruote e la pedana dietro, o un asteroide che si schianta in Toscana, gli altri correranno per il secondo posto, perché Tadej Pogacar li ha ridotti a vittime consenzienti, rinchiusi in una prigione di rassegnazione e disgusto, sentimenti che si sono diffusi man mano che lo sloveno ha rosicchiato i loro successi e i loro cervelli. Il Pogacar 2023 era ancora a portata di mano, quella dell'anno scorso era ingiocabile e ora ci dicono che ha ancora margini di miglioramento, quindi tutti al riparo. “Stai correndo forte, ti guardi intorno e vedi che è facile, è allora che diventa difficile”, ha detto Valentin Madouas quest'inverno.
Quando a Mads Pedersen è stato chiesto se avesse sofferto di più nel tentativo di seguire Pogacar sul Vecchio Quaremont al Giro delle Fiandre 2023 o Mathieu van der Poel sul pavé di Orchies alla Roubaix dello scorso anno, il danese non ha battuto ciglio. “Devo dire Mathieu”, ha risposto deciso il campione del mondo 2019, "perché con Tadej nemmeno ci ho provato, ho accettato subito che era in un mondo che non era il mio, che non potevo gestire".
All'inizio di questa nuova stagione, naturalmente, rabbrividiamo all'idea di un'altra collisione con Mathieu van der Poel sul Poggio tra quindici giorni o con Jonas Vingegaard al Tour de France di luglio, ma queste contrapposizioni sono solo sfide effimere, bolle di sapone, mentre Pogacar è impegnato in un altro spazio-tempo, quello della durata, della permanenza, delle imprese e dei record che rimarranno incisi. Vincere i tre Grandi Giri, i cinque Monumenti, diventare l'unico quattro volte campione del mondo.
Come sarà giudicata la sua stagione? Non tanto in relazione ai suoi rivali, quanto rispetto a quanto ottenuto l'anno scorso.
Un campione che deve smaltire l'usura, ma non solo quella
Tadej Pogacar è oggi accompagnato dalla solitudine di un campione, solo nel suo mondo, solo con se stesso e a 26 anni, all'inizio della sua settima stagione tra i professionisti, la sua missione principale è quella di durare. Trovare le risorse, fisiche e mentali, per respingere il logorio, ma non solo, perché alla fine riguarda tutti. Non perdere di vista la sua ricerca, tenerla a cuore, cercare di essere “il migliore della storia”, come aveva annunciato su queste colonne l'anno scorso, accettare il suo destino, che implica il sentirsi meno parte di se stesso pur continuando a doversi piegare a vincoli ordinari e mortali, attenersi a esso ogni giorno, perché, non fraintendeteci, dietro c'è tanto duro lavoro. Ora deve accettare tutto questo senza che interferisca con i suoi obiettivi.
La testardaggine e l'accanimento sono i tratti comuni della sua specie. "Voglio divertirmi mentre faccio la storia”, ha confidato un anno fa. "Sarà un gioco finché non inizierò a lottare”.
Eddy Merckx bruciava con un'ossessione, una concentrazione ascetica e monastica, Bernard Hinault con una rabbia interiore che gli stringeva le mascelle e faceva digrignare i denti, ed entrambi condividevano una forma di cattiveria una volta in sella alla bicicletta. Pogacar non ha ancora rivelato una parte del suo funzionamento interiore, di ciò che lo anima, perché non possiamo credere che sia solo un gioco, anche se con lui si ha spesso la sensazione di essere in un cartone animato, e con la maglia iridata sulle spalle basta un unicorno, un Barbapapà o un orsetto per crederci davvero. Ma nonostante i sorrisi, non c'è meno sangue sui muri rispetto ai suoi illustri predecessori.
Infatti, è proprio questo il programma di oggi, quando si riallaccia al filo del suo destino e riapre la macelleria. Una nuova prova è promessa a tutti sulle strade bianche di Siena. Il paradiso è solo per lui.
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