Le cyclisme est-il en voie de footballisation?


Pouvoir des agents en hausse, déséquilibres financiers, recrutement de plus en plus tôt des jeunes coureurs, le vélo est entré dans une nouvelle ère qui fait trembler sa pyramide.

"Ces gens-là (les agents), 
à de très rares exceptions, 
ne s’occupent pas du modèle sportif du jeune"
   - FRÉDÉRIC GRAPPE, DIRECTEUR DE LA ERFORMANCE DE GROUPAMA-FDJ

"Les gamins n’ont presque plus d’adolescence.
Il va y avoir un déchet énorme par rapport à ma génération" 
   - WARREN BARGUIL

27 Jun 2024 - L'Équipe
ALEXANDRE ROOS

En une décennie, le cyclisme a accéléré sa professionnalisation. Des bouleversements rapides qui font trembler certains fondements et ont entraîné les équipes dans une course à l’armement, dans leur recherche de performance, leur recrutement, pour ne pas perdre contact. Tour d’horizon de cette révolution. hier : un jeu vidéo ? / aujourd’hui : en voie de footballisation ? / demain : comme des rats de labo ?

Dans l’aire d’arrivée des Mondiaux de Glasgow l’été passé, Albert Philipsen (17 ans) s’est directement dirigé vers lui. La ligne d’arrivée franchie, à peine le temps de réaliser qu’il est champion du monde juniors et le voilà en train de donner l’accolade à Alex Carera. L’Italien, l’un des agents les plus puissants du monde, qui défend les intérêts de Tadej Pogacar ou de Jasper Philipsen, est également celui du jeune Danois. C’est une scène d’un nouveau genre, qui illustre l’importance prise par les agents et leur présence dès le bac à sable puisque le prodige n’a alors que 16 ans et a désormais déjà signé dans une équipe World Tour, Lidl-Trek.

Les agents ont pris de la place et beaucoup de managers d’équipes regrettent qu’ils dictent leur loi. Le patron d’une continentale étrangère (2e Division) nous racontait ainsi qu’un de ses coureurs s’était montré à l’avant d’une course de seconde zone, sans même gagner, et que dès le lendemain, il avait reçu un ultimatum de son agent: il avait une semaine pour lui proposer un nouveau contrat, sinon il allait voir ailleurs. Les agents sont également de plus en plus à la man oeuvre dans les ruptures de contrats, qui n’existaient quasiment pas il y a encore dix ans et qui ont tendance à se multiplier, comme cet hiver avec le départ avant la fin de son engagement de Luke Plapp d’Ineos vers Jayco ou le bras de fer pour que Cian Uijtdebroeks, alors chez Bora, puisse rejoindre Visma-Lease a bike. Des départs subits qui mettent en péril la stabilité économique des équipes puisque la durée des contrats des leaders suit souvent celle de l’engagement des sponsors.

Certains crient aux dangers de la footballisation, mais c’est un terme parapluie qui ne signifie pas grand-chose, surtout que personne n’a l’air d’accord. Certains, comme Patrick Lefévère, le manager de Soudal-Quick Step, appellent à la mise en place d’un marché des transferts sur le modèle du football, qui permettrait de vendre des coureurs et de créer des revenus, ce qu’interdit aujourd’hui l’Union cycliste internationale. D’autres s’inquiètent du «pillage» des jeunes talents par les équipes les plus riches, souvent adossées à un État, à l’image de ce qui se passe dans le monde du ballon rond.

Quoi qu’il en soit, le cyclisme est entré dans une nouvelle ère et une partie du bascule ment s’ est opéré e quand le monde professionnel s’est mis à regarder« en bas », vers les catégories jeunes. Un événement a cristallisé cette transition : la victoire de Remco Evenepoel aux Mondiaux Juniors à Innsbruck en 2018 et son passage dans la foulée en World Tour chez DeceuninckQuick Step. «Depuis, c’est la merde» , grince un agent. Cet épisode a créé un appel d’air et posé des passerelles entre les deux mondes. D’autant plus que pour ses débuts chez les pros, Evenepoel remporte, à 19 ans, la Clasica San Sebastian. «Là, tout le monde s’est retourné en se disant “Mais qu’est-ce qui se passe en fait chez les juniors?” se souvient Julien Thollet, responsable de la catégorie à la Fédération française. Celaa été un électrochoc, et tout s’est accéléré. » Frédéric Grappe, directeur de la performance de Groupama-FDJ, qui supervise à Besançon les jeunes de la Conti, estime ce glissement naturel, que le cyclisme avait «un train de retard» et qu’il «s’est remis dans un ordre de marche normal et cohérent, par rapport au développement physiologique et sportif d’un jeune athlète, dont on peut cibler à 90%lepotentielphysiqueetmentalà17ans» .

Un recrutement «au berceau»

Seulement, ce rattrapage se fait de manière brutale et tous les étages de la fusée tremblent. Auparavant, le parcours traditionnel était immuable: un coureur faisait ses classes chez les juniors, intégrait un bon club amateur en DN1 puis signait chez les pros. C’est le chemin qu’avait suivi Olivier Le Gac. Champion du monde juniors en 2010, deuxième des Europe juniors l’année suivante, il s’était engagé en Espoirs au Bic 2000. «Aujourd’hui, avec ces résultats, j’aurais sûrement signé en World Tour direct» , s’étonne le Breton de Groupama-FDJ.

Résultat, avec des coureurs qui gagnent des courses élite dès 20ans, la catégorie U23 a perdu tout lieu d’exister. «Regardez le pauvre Axel Laurance, s’étonne Grappe, il est champion du monde Espoirs, mais quel sens cela a, il ne peut même pas porter son maillot puisqu’il court en World Tour?»

Autrefois antichambre des «grands», la strate Espoirs se vide de son intérêt et «toutes les nations constatent déjà une baisse des effectifs de la catégorie» , explique Thollet. Domino suivant à tomber, les clubs amateurs, qui rassemblaient les meilleurs espoirs, sont en souffrance. Surtout avec la concurrence des formations professionnelles, qui se sont mises à monter leurs structures de développement. Les fameuses «Conti» ou «Devo» offrent aux jeunes coureurs un véritable statut professionnel, du moins en France. Groupama-FDJ a sa réserve depuis plusieurs années, Decathlon AG2R et Arkea-B & B ont emboîté le pas. Quand il a remporté Paris-Roubaix juniors l’an passé, Matys Grisel a vu toutes les formations françaises et quelques étrangères toquer à sa porte. Il a finalement choisi de signer pour la «Devo» de Lotto Dstny en Belgique. Il illustre la perception des jeunes derrière ce choix: «Le niveau est équivalent, mais en DN1 il y en a pas mal qui s’enterrent, même s’ils marchent. Il faut faire ses preuves et c’est plus dur de passer ( chez les pros). Alors qu’en développement, c’est comme si tu es déjà un peu dans l’équipe pro, on te suit dès le départ. » Tout un tissu de clubs est donc menacé de disparition. Le week-end dernier, lors des Championnats de France, la Fédération a ainsi publié un communiqué avec des pistes pour que les clubs, privés des meilleurs jeunes, demeurent concurrentiels et attractifs.

Des agents de plus en plus présents

Épicentre de cette révolution, le monde des juniors est lui aussi chamboulé. «C’est le Far West» , tranche Julien Thollet. Le responsable des juniors français vise notamment l’apparition de «teams» aux contours flous que Michel Callot, le président de la FFC, qualifie« d’ ovnis ». Traditionnelle ment, la Coupe des nations, principale compétition de la catégorie, se courait, comme son nom l’indique, par pays. Mais si l’on regarde les dernières éditions de Paris-Roubaix, la moitié du top 10 court non pas pour une nation mais pour des équipes de marque, «infiltrées» par des formations World Tour. Decathlon-AG2R a ainsi une section U19 en son nom, l’équipe Cannibal B Victorious est en réalité la couveuse de Bahrain, Auto Eder celle de Bora. «Il n’y a rien dans la réglementation internationale qui régule ces teams, pas de cahier des charges, s’inquiète Michel Callot. Ils profitent d’une faille qui fait qu’à l’international on peut réunir des coureurs issus de plusieurs clubs, voire de plusieurs pays. Ce sont des initiatives qui ne sont pas du tout encadrées.»

Avec le risque que les jeunes coureurs, mineurs, se retrouvent sans protection, alors que par ailleurs ils subissent davantage de pression. «Cela a un impact sur leur comportement, note Julien Thollet. Dans l’inconscient collectif, ils se disent, le temps est compté, j’ai six mois pour prouver ce que je vaux et signer dans une équipe pro.» Un sentiment d’urgence qui risque d’aboutir à un dessèchement des catégories jeunes, à «une désaffection d’une partie conséquente de nos juniors» , comme le redoute Michel Callot, «qui auront peur d’avoir raté leur carrière parce qu’ils ne sont pas sollicités par tel ou tel team» .

À ces fragilités s’ajoute donc la présence des agents, qui pour beaucoup vendent du rêve et font tourner les têtes. «Aujourd’hui, il y a plus d’agents sur les courses juniors que sur celles des pros» , regrette l’un d’entre eux. Il n’y a ainsi plus un junior 1 (17ans) qui n’a pas d’agent aujourd’hui, et le phénomène gagne les meilleurs cadets. Depuis deux hivers, la Conti de Groupama-FDJ reçoit de la part de certains agents des catalogues de juniors dans lesquels ils peuvent piocher, une revue de bétail sur papier glacé. «Ces gens-là, à de très rares exceptions, ne s’occupent pas du modèle sportif du jeune, déplore Frédéric Grappe. Alors que ces années-là sont hyper-importantes pour la suite. Ils font le tour de toutes les équipes et font monter la sauce. S’ils font passer en World Tour, leur négociation de contrat ne sera pas la même qu’avec une Conti. On perd la main sur le sportif, sur des formations qui ne sont pas terminées. C’est dramatique.»

La jungle du plus offrant

C’est la jungle du plus offrant et donc un boulevard pour les équipes les plus fortunées, qui pillent les meilleurs jeunes. «Le système est en train de se casser la figure, bientôt il y aura trois, quatre équipes avec tous les meilleurs coureurs, les autres, on récoltera les miettes» , poursuit Grappe, qui regrette que le cyclisme n’ait «aucune dynamique de fonctionnement» , visant par là la nécessité de mettre en place une indemnisation pour les équipes de développement et, avant elles, les clubs. L’ U CI a instauré depuis l’été 2023 des frais de formation, à hauteur de 2000 euros par saison à partir de la quinzième année du coureur, mais beaucoup les jugent dérisoires.

Le recrutement « au berceau » laisse planer une autre ombre, celle des carrières brisées de bonne heure. Les exemples de Remco Evenepoel ou de Josh Tarling ont été érigés en modèle, alors qu’ils ne sont que des exceptions. Qu id de ceux qui passeront aussi rapidement dans une structure prestigieuse qu’ils seront mis de côté, abandonnés par leurs agents? De ceux qui seront surcotés en juniors et ne confirmeront jamais? Et de tous ceux qui ont besoin d’ une maturation plus lente mais qui seront éjectés très tôt? Autant de candidats pour finir sur le carreau à l’aube de l’âge adulte. La plupart se retrouveront en plus sans diplôme parce qu’ils auront joué aux apprentis professionnels, à empiler des heures d’entraînement à plein temps, actuellement plus de 20000, 25000km par an, qui ne leur permettent pas de faire autre chose. Une situation explosive aux yeux de Julien Thollet, qui défend l’idée des doubles cursus, la nécessité pour les juniors de mener de front cyclisme et études et d’obtenir a minima un niveau baccalauréat. «Les gamins n’ont presque plus d’adolescence, regrette Warren Barguil. Il va y avoir un déchet énorme par rapport à ma génération.»



«Tu ne peux être performant que si l’environnement autour de toi fonctionne» , théorise Fred Grappe, qui ouvre une voie pour l’avenir. Pour stabiliser les jeunes talents, il y aura toujours la solution traditionnelle, de faire toute sa carrière dans une même équipe, avec laquelle on grandit. Mais elle se raréfie. Alors pourrait se développer la constitution de staffs personnalisés autour des coureurs. Un entraîneur, un kiné, un mécanicien, un médecin, un directeur sportif, un noyau autour d’un champion qui va voyager d’équipe en équipe. À l’image des joueurs de tennis ou de Peter Sagan. Embaucher un coureur reviendra à recruter son encadrement. Les jeunes ont plus que jamais besoin d’accompagnement. Aujourd’hui, il est trop dangereux de s’aventurer seul dans la jungle.

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