Les enfants terribles de l’Italie


27 Jun 2024 - L'Équipe

“J’ai peut-être une conception virile du métier (…) 
Mais je n’ai tué personne’’

Fiorenzo Magni, la tache noire

L’Italie d’après-guerre aimait ses deux fils à l’opposé l’un de l’autre, Fausto Coppi et Gino Bartali, laissant dans l’ombre celui qui représentait la part la plus sombre du pays, l’enfant honteux qui ne se résignait pas à l’oubli : Fiorenzo Magni. Le Toscan, décédé en 2012 à l’âge de 91ans d’une rupture d’anévrisme, n’est jamais parvenu à trouver sa place entre les deux géants, malgré ses trois Tours d’Italie (1948, 1951 et 1955) et ses trois Ronde (1949, 1950 et 1951) qui lui valurent le surnom de «Lion des Flandres».

Clavicule cassée, 
il continua de rouler avec les dents

Avant de porter le maillot rose et même le maillot jaune lors du Tour 1940 et 1950, Magni avait porté du noir. Plutôt la chemise qu’un beau maillot de coureur. Accusé d’avoir tenu un rôle obscur au sein de la Guardia nazionale de la RSI (République sociale italienne), armée du régime mussolinien, il fut jugé après que son nom apparut dans le récit du massacre, le 3janvier 1944, des partisans de Valibona, non loin de Vaiano di Prato, son village natal. Dans sa biographie écrite en quête de réhabilitation, bien plus tard, il jurerait «n’avoir jamais tué personne» , ni « n’avoir jamais tiré un coup de fusil» en réponse à la justice qui en avait décidé autrement à la fin de la guerre : avec vingt-trois autres fascistes, il fut condamné à trente ans de prison.

Une amnistie générale lui fut favorable et il put reprendre sa carrière de coursier et remporter son premier Giro en 1948, sous les lazzis et les coussins que les spectateurs envoyaient sur la piste de l’Arena à Milan afin d’empêcher son tour d’honneur. Le Toscan ne cherchait même pas l’absolution sur la route. Tricheur dans les montées (la Bianchi de Coppi se retira du Giro en 1948 parce qu’elle l’accusait d’avoir monté le Pordoï sans avoir mis un coup de pédale, poussé par ses partisans nostalgiques d’une Italie passée), il avait pourtant tout pour devenir un forçat de la route adulé, un dur au mal, véritable bison avec ses mains de maçon. Plutôt du genre à tirer tout droit: «Il avait la subtilité d’une hache» , disait Raphaël Geminiani.

Mais un courage (sur le vélo) hors norme: lors du Tour d’Italie en 1956, la clavicule cassée après une chute et au bord de l’abandon, il continua de rouler avec... les dents. Son mécano, Faliero Masi, avait eu l’idée de fabriquer une lanière avec une chambre à air et de l’accrocher au cintre, charge à Magni de tirer dessus avec la mâchoire. Il tomba trois jours plus tard, fracture de l’humérus cette fois, mais il poursuivit. Dans l’étape du monte Bondone, le thermomètre descendit sous les zéros degrés, le maillot rose Pasquale Fornara abandonna, transi de froid. «Moi, avec le maillot rose sur le dos, j’aurais fini à pied» , dirait Fiorenzo Magni, finalement deuxième du général à Milan.


Gianni Moscon, la brute

Toute la panoplie du bad boy (insultes racistes, triche et coups de poing) en un seul bonhomme. Gianni Moscon, fils de producteurs de pommes au nord de Trente, élevé dans la foi catholique, présente un solide CV. Commençons par le plus grave, les insultes à l’attention du Français Kévin Reza qu’il avait traité, en 2017, de «nègre» lors du Tour de Romandie. Suspendu six semaines par son équipe Sky, il s’était repenti, avait présenté ses excuses après ces mots lâchés, selon lui, dans le feu de l’action, mais le mal était fait et chacune de ses incartades allait être ensuite étudiée à la loupe.

Lors du Mondial de Bergen, en 2017, le coureur transalpin avait été exclu pour s’être accroché pendant une vingtaine de secondes à la voiture de son directeur sportif, mais le garçon est sanguin, aussi. Avec un journaliste italien, il en était resté au stade des menaces mais, avec ses confrères, il avait montré les muscles et, là encore, l’exclusion (du Tour cette fois, en 2018) était au bout du chemin quand il tenta de mettre une droite au Français Élie Gesbert (Fortuneo), coupable selon lui de lui avoir fermé la porte en protégeant l’échappée de son leader Warren Barguil.

En réalité, plutôt un geste d’humeur, mais l’Italien de Sky était dans le viseur depuis un moment, surtout après avoir été accusé d’ avoir volontairement fait tomber Sébastien Reichenbach (FDJ) aux Trois Vallées Varésines en octobre 2017. Le Suisse, victime de fractures au coude et au bassin, avait été le premier à dénoncer sur les réseaux les insultes de Moscon envers Reza, un hasard sûrement, auquel la commission de discipline de l’UCI avait été sensible puisqu’elle avait décidé d’un nonlieu. Moscon, aujourd’ hui 30 ans et coureur chez Soudal-QuickStep, avait assuré à La Gazzetta dello Sport que Reichenbach était tombé tout seul, «que ses mains avaient glissé du guidon à cause des secousses dues à l’état de la route» .

Dans le peloton, il n’a pas beaucoup d’amis et Julian Alaphilippe trouvait déjà en 2017 qu’il faisait «partie de ces coureurs qui frottent inutilement et dangereusement. Si tu tombes, il s’en fout. Il a besoin d’apprendre le respect». Après avoir jeté son vélo sur le Belge Jens Debusschere au Het Niewsblad, les dirigeants de Sky (aujourd’hui Ineos Grenadiers) l’avaient envoyé consulter une préparatrice mentale.

En septembre 2018, dans L’Équipe, il s’était enfin expliqué sur ces épisodes, assurant qu’il n’était pas raciste malgré l’affaire avec Reza («un mot malheureux, je vous l’accorde, dû à la nervosité » ), assumant d’être un peu «stronzo» (con), un «tosto» (un dur) qui lui aussi prenait des coups mais ne se plaignait pas: «J’ai peut-être une conception virile du métier, à l’ancienne. (…) Mais je n’ai tué personne.»


Antonio Tiberi, « la connerie d'une vie »

Si Moscon n’a flingué personne, il en est autrement d’Antonio Tiberi. OK, le jeune prodige de Frosinone n’a pas ôté la vie d’un homme ou d’une femme, mais celle d’un petit chat qui passait par là, sous sa fenêtre et dans son viseur. Tout à sa joie d’avoir décroché sa première victoire professionnelle, la dernière étape du Tour de Hongrie, le néo-pro Tiberi, alors sous les couleurs de Trek-Segafredo, testa sa carabine sur un félin, fauché par les plombs. 

On est le 21juin 2022, l’affaire est grave, mais prend des proportions beaucoup plus grandes quand on apprend que le chat appartient à Federico Pedini Amati, ministre du Tourisme et des Postes de Saint-Marin, où réside le coureur de 23 ans aujourd’hui. Son arme fut confisquée, bien sûr, et il écopa d’une amende de 4000euros pour ce geste qu’il qualifia lui-même de «stupide et irresponsable».

La balle n’est pas passée loin car, s’il avait été jugé en Italie, il aurait encouru entre quatre mois et deux ans de prison. Son excuse – il pensait que l’arme n’était pas létale – n’a pas convaincu grand monde, ni le public, qui n’a cessé de le rabrouer, ni, surtout, la formation américaine avec qui il a résilié son contrat, officiellement, d’un commun accord.

Passé sous les couleurs de Bahrain Victorious en juin 2023, il a soigné sa dépression liée à l’affaire en adoptant... un chien, Pluto. L’occasion de rappeler aussi qu’il aime quand même les petites bêtes à poil puisqu’il a vécu avec dix-sept chats et cinq chiens chez ses parents.

Depuis, ce passionné d’armes n’a plus fait parler de lui, excepté sur les routes, où il confirme les espoirs placés en lui. Lors du dernier Giro (5e du général et meilleur jeune), Tadej Pogacar, vainqueur de l’épreuve, l’avait désigné comme son adversaire le plus dangereux, et le public, sous le charme de sa bouille d’enfant, semblait lui avoir pardonné « la plus grosse connerie de (s) a vie».


Mario Cipollini, le show et l’effroi

Même si on voulait s’arracher aux clichés les plus éculés sur les Italiens, Mario Cipollini (57ans), excessif, bellâtre, m’as-tu-vu, séducteur, incarnait une italianité caricaturale. Le sprinteur qui s’était autoproclamé «le meilleur de tous les temps» a souvent fait parler de lui, au-delà des es 12 victoires d’ étapes sur le Tour de France et de ses 42 succès sur le Giro. Mais c’est surtout avec la Grande Boucle que le Toscan a connu une relation complexe et toxique où il a porté le maillot jaune en 1993 et 1997 sans jamais voir les Champs-Élysées en huit participations.

Pour lui, le Tour durait une dizaine de jours et il ne cachait absolument pas que le dépassement de soi, en altitude, n’entrait pas dans ses plans: «Les gens, le public, se moquent de la bravoure, ils ne s’en tiennent qu’au résultat. » Alors, quand, en 2003, l’organisation décida de ne pas retenir l’équipe du champion du monde sacré à Zolder quelques mois plus tôt, «Le Lion» vit rouge : «Cette décision est une offense à ma carrière, au maillot arc-en-ciel.»

En 2004, il fit son retour sur les routes françaises... qu’il quitta précipitamment, sans un mot pour les dirigeants du Tour, à peine pour ses équipiers qui le voyaient en véritable diva et préféraient ne plus dîner avec lui. Quelques mois plus tard, impuissant sur la Vuelta, il les aligna: «Une bande d’incapables!»

Dans les carnets du docteur Fuentes

En 2000, il avait déjà été exclu de l’épreuve espagnole pour avoir cogné Francisco Cerezo à l’issue d’un sprint houleux. En 2003, les organisateurs de la Vuelta accordent une wild-card à l’équipe du champion du monde à l’unique condition que son leader se présente au départ. Cipollini prend le départ mais se retire vingt-quatre heures après le départ... Iconoclaste, il cassait les codes d’un sport traditionnel, fumant une cigarette en début de course devant les photographes ou balançant deux bidons à une moto de l’organisation de Gand-Wevelgem qui l’avait frotté d’un peu trop près.

Mais «Super Mario» était aussi un showman qui attirait la lumière, toujours bien entouré, avec ce bronzage sans marque entretenu sur les plages de la Versilia plutôt que lors des stages en altitude. Le podium duGirol’ a vu souvent débouler en smoking blanc, un maillot en l’honneur du Vatican ou déguisé en lion, quand, à l’inverse, il se pointait sur la ligne de départ des Six Jours de Dunkerque torse nu. Il ne fut jamais pris par la patrouille mais vit son nom ressurgir des années plus tard dans les carnets du docteur Fuentes sous le pseudo «Maria» ou «MC». Il y a deux ans, la justice s’intéressa à son cas sur le plan privé: il avait été condamné à trois ans de prison, reconnu coupable de violences et de menaces à l’encontre de son ancienne femme, Sabrina Landucci, en 2017.

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