Le cyclisme, cette épopée moderne
Pendant toute la durée des Jeux olympiques de Paris, nous vous proposons de découvrir le regard d’un intellectuel ou d’un écrivain sur une discipline sportive – et les mots choisis auxquels il a recours pour le décrire. Cette semaine, le philosophe Robert Redeker place le vélo sur la plus haute marche du podium.
sont des joutes entre demi-dieux dans l’empyrée,
bien au-dessus du plancher des vaches des humains ordinaires”
26 Jul 2024 - Le Figaro Magazine
par Robert Redeker
26 Jul 2024 - Le Figaro Magazine
par Robert Redeker
Le cyclisme est le sport épique par excellence. Le genre épique s’est perdu dans notre modernité sans aventures. Il survit pourtant, comme en un enclos irréductible, comme en un village gaulois résistant, dans le sport cycliste. L’épopée met en scène des hommes qui par l’héroïsme de leurs exploits s’extraient de l’ordinaire humain pour se hisser au niveau des demidieux. Ainsi Bernard Hinault, en ce mémorable 24 avril 1980, remporte-t-il en solitaire, après une longue chevauchée, un Liège-Bastogne-Liège entré dans la légende, sous une tempête de neige, par un froid de loup, les doigts atteints d’engelures, mangés par la mordante bise. Comment en parler autrement que sur le registre de l’épopée ? Solitaire est le juste mot, celui qui souligne la grandeur du champion cycliste. Le cyclisme est un sport d’équipe pour solitaires. L’idéal du coureur n’y est-il pas de s’échapper ? Le champion s’isole du reste du peloton, cette gangue, du troupeau de sueur et de souffrances, des autres humains, cette poix, choisit la solitude pour s’envoler vers son destin, la victoire ou bien le drame. Épiques, les grands moments du cyclisme sont des joutes entre demi-dieux dans l’empyrée, bien au-dessus du plancher des vaches des humains ordinaires. Au soir du 15 juillet 1969, chacun crut avoir assisté au plus grand exploit de toute l’histoire du Tour de France, et sans doute du cyclisme, avec l’échappée puis le triomphe d’Eddy Merckx dans l’étape Luchon-Mourenx. Les superlatifs devinrent trop pauvres pour décrire l’événement. Le dictionnaire adéquat n’existait pas. Médusé, le langage ne répondait plus présent. Merckx, ce jour-là, parvint à l’impossible, comme y parviendra une semaine plus tard Neil Armstrong en posant le pied sur la lune, les deux exploits étant comparables : il déclassa Bartali, Coppi, et Bobet, les fit descendre d’un degré dans la hiérarchie des demi-dieux. Définitivement ? Non ! L’histoire proposa encore plus fort ! Luis Ocaña, ce coureur au flamboyant orgueil de torero mystique, ce coureur à l’orgueil pur des héros de la mythologique grecque, le plus romantique des coursiers, laissa Merckx à plus de 8 minutes, sur la route d’Orcières-Merlette, le 6 juillet 1971. Ces exploits signent les deux plus belles dates de l’histoire du Tour de France. Sont-ce des dates ordinaires ? Des dates passées ? Oh, que non ! C’est à chaque instant que Merckx et Ocaña se toisent, que le regard noir d’Ocaña défie la tranquille assurance de Merckx, comme c’est à chaque instant qu’Ajax et Ulysse se disputent les armes de feu Achille. Le temps du Tour de France, le temps du cyclisme, n’est pas le temps de tous les jours, le temps du calendrier des postes que nous épinglons sur un mur domestique, non, c’est le temps de la légende et de la mythologie. Un temps qui ne passe pas, un temps sans sablier.
Mais Zeus veillait. Quand il est hybris, l’orgueil appelle le châtiment, la némésis. L’immortel maître de tous les dieux se décida à lancer la foudre contre Ocaña, un simple mortel. Il entra en colère : l’orage, dans les Pyrénées, sur les pentes du col de Menté, le 12 juillet suivant, reste gravé à jamais dans les mémoires. Il fait nuit en plein jour, les éclairs seuls permettent d’y voir, la route devient un torrent de boue, la montagne semble dévaler sur les coureurs, une atmosphère de cataclysme enveloppe le Tour de France ; Luis Ocaña gît à terre, c’en est fini de son beau rêve. Cet orage fut un oracle. Nous revoici chez les Grecs anciens : l’oracle de Delphes dit son tragique destin à OEdipe. Une voyante douée aurait pu dire que cet orage de 1971 donne à lire le destin du champion. À l’été 1983 un autre orage, de grêle, détruira tout le vignoble du héros vélocipédique, du matador à l’oeil de taureau, Luis Ocaña, point de départ d’une descente aux enfers qui finira par son suicide. Le cyclisme est homérique. Ses aèdes – Dino Buzzati, Antoine Blondin, Christian Laborde –, à l’image du père de la poésie occidentale en son Iliade et Odyssée, Homère, comme aussi de Pindare en ses Olympiques, fixent dans la littérature les exploits des Géants de la route. L’exploit littéraire entre en dialogue avec l’exploit cycliste, l’éternisant. Le cyclisme est un sport qui ne vit que par la légende. Sans la légende, entretenue par la littérature, il est condamné à mourir de froid. Seul, face aux éléments, à l’adversité, heurtant chaque jour un nouveau défi à relever, le champion cycliste est un autre Ulysse. Raymond Poulidor, lui, se rêvait plutôt en Jason. Selon la légende, Jason fut chargé de ramener, aidé par ses Argonautes, la Toison d’or à la maison, affrontant mille dangers et cent vicissitudes. Les dieux le punirent pour le péché inverse d’Ocaña : il n’avait pas assez d’orgueil, « Poupou », il ne démontra pas assez d’hybris, pour mériter de devenir un Jason vainqueur, de rapporter la Toison d’Or à Paris puis en Limousin. Pas un seul jour, pas une seule nuit, il ne revêtit ce maillot jaune tant désiré, la toison ensoleillée, à l’inverse de Romain Bardet, qui le conserva le temps de la vie d’une éphémère, en juillet 2024, au crépuscule de son parcours. L’histoire du cyclisme est une succession de romans de chevalerie. Chevalier, Fausto Coppi ; chevalier, Louison Bobet ; chevalier, Jacques Anquetil ; chevalier, Laurent Fignon. Elle est une suite de duels entre pairs, dans l’air raréfié des cimes. Coppi/Bartali, Anquetil/Poulidor, Merckx/Ocaña, Pogačar/Vingegaard ! Lancelot, Perceval, Gauvin, dit « le chevalier du soleil », ne sont jamais loin des champions cyclistes. Voué aux duels, le coureur cycliste est bel et bien un chevalier – chevalier solitaire, quand s’échappant il se lance à la conquête des sommets, tels Fausto Coppi et Louison Bobet dans l’Izoard, tel Charly Gaul dans les cols de la Chartreuse, tel Federico Bahamontes dans le Tourmalet. En cavalcadant seul devant tous dans les Alpes, Coppi dessinait vraiment au coeur du paysage la silhouette de Don Quichotte. Il existe toujours quelque Dame dans le public à qui dédier la victoire, à qui lancer le bouquet du vainqueur. Quelque Guenièvre, quelque Iseult. À l’image de Lancelot, le coureur cycliste figure l’éternel masculin, à l’image de Guenièvre et de Pénélope, ces Dames figurent l’éternel féminin. Les jolies demoiselles d’honneur sur les podiums – jusqu’à ce que l’imbécilité néo-féministe réussisse à les éjecter de ce piédestal – illustraient cet éternel féminin, en embrassant le vainqueur, ce preux, sur chaque joue, en lui remettant la gerbe qu’il allait rendre aux Dames.
« Le cyclisme reste le sport de nos fascinations, de nos enchantements premiers », a écrit le journaliste Jean-Pierre Oyarsabal. Selon Chantal Delsol, l’enfant est un être d’aventure. Le cyclisme ramène à nous l’esprit d’aventure propre à l’enfance. Quand nous faisons de la bicyclette, si ce n’est du ridicule Vélib’, ce triste emblème du politiquement correct, de l’enchaînement à un espace fermé, le coureur, lui, fait du vélo. Or, ce n’est pas la bicyclette, cet instrument domestique, qui remplit les songes de l’enfant, mais le vélo, la fière monture du coureur. Il se rêve en Vasco de Gama : son vélo est un voilier le conduisant vers l’aventure des grandes conquêtes, des duels d’homme à homme, des batailles, et des triomphes. La course cycliste et ses coureurs, leurs exploits, donnent chair à ce rêve. Lorsque nous assistons à une course cycliste, que nous nous enthousiasmons du spectacle, épique et romanesque, tragique et dramatique, qu’elle propose, lorsque à travers les coureurs nous reconnaissons, en filigrane, des chevaliers et des demidieux, l’enfant que nous fûmes ressuscite. Quelle est donc la singulière beauté – menacée par la standardisation et l’aseptisation rampantes de ce sport – du cyclisme ? Il entre en continuité avec notre histoire culturelle, donnant vie, à l’instar de la littérature, aux archétypes mythologiques qui gisent dans notre inconscient collectif. Et, par-dessus tout, il illumine notre existence d’adulte du soleil de l’enfance.
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