MAGNUS SHEFFIELD: «J’ai appelé mes parents et je leur ai dit que je les aimais»
Tombé en 2023 en Suisse, au même endroit où Gino Mäder perdit la vie, Magnus Sheffield, ambitieux au départ du Tour des Flandres (6 e l’an passé), revient sur cet épisode douloureux qui lui a appris la fragilité des choses.
“Quand j’avais repris conscience,
on m’a mis dans un hélicoptère pour aller à l’hôpital.
Je me souviens de tout ça, malheureusement ''
“Quand tu cours, tu n’as pas cette perspective sur la vie''
6 Apr 2025
L'Équipe
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL ALEXANDRE ROOS
BRAKEL (BEL) – Nous avions rencontré Magnus Sheffield une première fois il y a trois ans, à la veille des Strade Bianche. L’Américain sortait d’une première saison pro qui avait braqué les projecteurs sur lui, grâce notamment à trois victoires, dont la Flèche Brabançonne. Il avait alors 20 ans, il avait déroulé le récit d’une enfance heureuse, un père américain, une mère norvégienne, le quotidien dans l’État de New York, à une heure de route des chutes du Niagara, les Noëls en Scandinavie, le football, le ski alpin, jeune, à un haut niveau, avant de choisir le cyclisme, les premiers séjours, adolescent, en Belgique ou aux Pays-Bas. Il nous avait raconté son premier Paris-Roubaix chez les grands, l’arrivée qu’il avait ralliée hors délai, l’écran géant du Carrefour de l’Arbre où il avait pu apercevoir son équipier Dylan van Baarle triompher au vélodrome.
Nous l’avons retrouvé vendredi, à la sortie du Haaghoek, à l’hôtel des Ineos. Entre les deux dates, la trajectoire de sa carrière et surtout celle de sa vie ont été déviées. Il y a un peu moins de trois semaines, il s’était imposé à Nice dans la dernière étape de Paris-Nice et cette victoire avait fait couler beaucoup de larmes et remué beaucoup d’émotions. Sa première en World Tour, mais aussi l’impression de reprendre le fil de sa destinée alors qu’il n’avait plus levé les bras depuis 2022. « Elle a signifié plus que les mots ne peuvent exprimer, sourit Magnus Sheffield en jouant avec un anneau noir autour d’un de ses doigts. Les trois dernières années ont été éprouvantes, pas seulement d’un point de vue professionnel, mais aussi, je crois, la chute en Suisse a eu beaucoup de poids. Beaucoup de gens, ils ne te voient qu’ au sommet, ils ne voient pas ce qui se passe chaque jour. Je pense qu’il n’y a pas de différence entre le Magnus de 2022 et celui de cette saison. Mon éthique de travail est la même, mon attention aux détails aussi, c’est juste que, dans le cyclisme, il y a tellement d’éléments incontrôlables.»
e En 2023, sur la 5 étape du Tour de Suisse, l’Américain tombe dans la descente de l’Albulapass, juste devant Gino Mäder, qui chute lui aussi et mourra quelques heures plus tard. Début 2024, Sheffield avait rompu le silence et publié un mot sur le site de sa formation dans lequel il écrivait « se sentir incroyablement chanceux d’être en vie». «Je me souviens plus ou moins de tout, explique-t-il. J’ai été inconscient environ vingt minutes. Quand j’ai eu repris conscience, on m’a mis dans un hélicoptère pour aller à l’ hôpital. Je me souviens de tout ça, malheureusement .»
Il avance dans ses souvenirs avec prudence, on le sent sur la retenue, encore fragile, désarmé. Il préfère prendre des déviations, évoquer la beauté des Alpes suisses, son amour de la nature plutôt que des palpitations des villes. Puis il revient sur la chute et les scènes surréalistes, étranges qui l’ont entouré. «On était dans le final, la course était intense, il y avait eu un gros combat avant la descente, se remémore-t-il. Je me souviens qu’il y avait un peu de chaos autour, beaucoup de bruit, de la course elle-même, les voitures, le convoi, les ambulances, l’escorte de police, les hélicoptères de la télévision. Il y avait ça en arrière-plan, et moi j’étais allongé sur le flanc de la montagne, entouré de fleurs, il y avait encore un peu de neige au sommet des pics.
Beaucoup de gens essayaient de comprendre ce qui se passait. C’était chaotique. J’étais là, Gino était juste à quelques mètres. La première réaction des gens a été de venir me voir et ensuite ils l’ ont trouvé à côté de moi .»
On lui demande s’il se souvient ce qui lui traversait l’esprit alors. Il souffle longuement. « Je revenais doucement à moi. J’ai d’abord réalisé que j’étais définitivement hors course. Au début, j’étais assez confus, d’où j’ étais, je repensais à ce qui s’ était passé, comment. J’ étais peut-être à50m de la route. Quand quelqu’un est arrivé, j’ai immédiatement demandé son téléphone. Pour appeler mes parents. C’ est assez miraculeux parceque je pouvais me souvenir de leur numéro, malgré la chute. Et je leur ai dit à quel point je les aimais, parce que je savais que j’étais pas mal blessé.» Magnus Sheffield marque une longue pause. Il pleure, sèche ses larmes avec ses doigts. On essaie de savoir s’il a tout de suite pris conscience de ce qui lui était arrivé, des conséquences que cette chute aurait pu avoir. « Oui bien sûr », lâche-t-il, avant de se bloquer et de nous demander d’ enchaîner.
Victime d’une commotion sévère, il quittera l’ hôpital deux jours plus tard et rentrera chez ses parents, aux États-Unis, où il passera trois mois. L’équipe Ineos lui fournit une aide psychologique, «mais le plus bénéfique a été d’être avec ma famille», précise-t-il. Il sort un peu de la bulle du cyclisme. « Tu réalises alors comment c’est pour les gens normaux,
raconte-t-il. Tu vois les fruits et les légumes pousser, les différentes saisons, les couleurs des arbres. Quand tu cours, tu n’as pas cette perspective au jour le jour sur la vie.»
Mais il est tiraillé entre son envie de revenir vite et la nécessité de prendre un peu de recul, d’aller plus lentement. Il passe du temps à regarder des photos de ses débuts à vélo, des souvenirs de ses premières courses. « Ça m’a aidé parce que ça m’a donné l’occasion de ne pas oublier où j’ai commencé. C’était assez puissant, juste de regarder ces photos. » Il regarde en revanche moins le Tour de France cet été-là, frustré parce qu’il devait le découvrir lors de cette édition. «Tout ça mis bout à bout, ça m’a donné une meilleure appréciation des choses, pas seulement dans le sport, mais dans la vie en général, analyse-t-il. Tu ne peux rien considérer comme acquis.»
On lui suggère que, à 21ans, on ne devrait pas avoir à faire face à la mort, à voir un autre coureur mourir, à traverser ces traumatismes, une ultime démonstration que le cyclisme sera toujours un sport à part. «Malheureusement, tu ne peux pas choisir ce qui t’arrive, répond-il. Tu peux seulement choisir comment tu réagis. Ce que tu vas faire ensuite. C’est ce qui a le plus de sens, de valeur.» Il explique avoir eu quelques contacts avec la famille de Gino Mäder et dans un sourire ému qu’il «adorerait vraiment» retourner à l’Albulapass. Il dit avoir appris « la fragilité de la vie». « Apprécie, profite de ce que tu as, mais aussi n’aie pas peur de vouloir plus, de vouloir décrocher les étoiles.»
Une étoile pour Magnus Sheffield serait de remporter un jour le Tour des Flandres. « Le podium est jouable, la victoire un des grands objectifs de ma carrière, annonce-t-il alors qu’il a pris la sixième place l’an passé. Les Monuments sont tellement difficiles. Mais en cyclisme, tout peut arriver. » Il l’a appris d’une manière brutale. Magnus Sheffield espère désormais renouer avec ses rêves d’enfant. Il dit ne pas souvent penser à cette chute. Il aimerait que tout cela soit derrière lui, mais au fond de lui, il doit savoir que cela sera avec lui pour toutes a vie.
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