Le World Tour, ça vaut le coût?


La saison à venir déterminera les équipes promues et reléguées en World Tour.
Mais, alors que les budgets explosent à ce niveau, la question d’y aller pour survivre se pose.

31 Oct 2024 - L'Équipe
YOHANN HAUTBOIS

"Aujourd’hui, avec moins de 15 millions, 
c’est déjà un miracle de tenir en World Tour. 
Si tu veux travailler dans le confort, il en faut 30"
   - STÉPHAN'E H'EULOT, MANAGER DE LOTTO-DSTNY

Sur la route qui le menait, lundi, vers Paris et le Palais des Congrès où allait être officialisé le parcours du Tour 2025, Emmanuel Hubert, le patron d’Arkéa-B & B Hotels, devisait sur l’avenir de son équipe, de son sport, quand il a pris conscience qu’il n’avait pas remis les pieds chez lui, en Corse, depuis le 25août. Deux mois sur la brèche à sortir la calculette et compter les euros et les points nécessaires à son maintien en World Tour (WT). Une sorte d’Eldorado, en apparence, où 18 équipes se disputent une licence valable trois ans et le droit de courir les plus grandes épreuves du calendrier mondial (35 au total) mais qui a aussi ses revers : des budgets et des staffs exponentiels, sans la certitude que tous ces investissements paient, sur le long terme, pour les équipes les moins bien loties en budget.L’équipe belge Lotto-Dstny aux avant-postes sur le Tour de France lors de la 8e étape entre Semur-en-Auxoix et Colombey-les-DeuxÉglises, le 6 juillet dernier.

Alors que ses partenariats avec ArkéaetB&BHo tels se terminent fin 2025 et que la saison prochaine, les cartes seront rebattues en WT, Hubert, dont l’équipe est 19e du classement actuel, confie une forme d’ « angoisse » à batailler au plus haut niveau mais « il y a aussi une vérité quand même: c’est mieux d’être en World Tour que de ne pas y être. Quand on est Pro Team, la limonade est quand même un peu moins bonne et un peu moins belle. Tu lèves le doigt pour participer à pas mal d’épreuves, éventuellement pour aller pisser. »

« En World Tour, que nous avons connu par le passé ( rétrogradation en 2014, sous le nom Europcar), il y a la garantie mais l’obligation aussi, insiste Jean-René Bernaudeau, le patron de TotalÉnergies (23e au classement UCI). Le cahier des charges est lourd. Si on regarde le cyclisme de façon brute, être 19e ou 20e au classement, c’est la place idéale ». Le Vendéen, dont la formation n’a pas été invitée sur les Flandriennes notamment, concède tout de même que « le Tour de France est vital. La clé, c’est comment ne pas rentrer dans un système de surenchères tout en étant sur le Tour » .

Stéphane Heulot, arrivé à la tête de Lotto en janvier 2023, peut d’autant plus en parler qu’il a été recruté par la Loterie nationale belge pour remonter en « première division » justement et qu’en fin de saison prochaine, sa mission devrait être remplie avec l’actuelle 9e place : « On n’y est pas encore (rires). C’est bien d’y être, mais y monter pour, j’ai envie de dire, survivre comme certains… C’est quand même de la survie en permanence. Aujourd’hui, avec moins de 15millions, c’est déjà un miracle de tenir en World Tour. Si tu veux travailler dans le confort, il en faut 30. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, en 2021, la moyenne des budgets était de 20 millions. Aujourd’hui, on est à 28, on a pris 8millions. Ça fait près de 40 % d’inflation en trois ans. C’est astronomique. »

Emmanuel Hubert a remarqué depuis son accession en 2022, que « le budget déplacement, parce que nous sommes plus nombreux, a été multiplié par deux. » À l’inverse, Heulot estime qu’en cas de montée, « ça ne va pas fondamentalement changer les coûts de déplacement. Au contraire, cela fait deux ans qu’on court le Grand Prix de Québec et de Montréal et c’est à nos frais, ça nous coûte un beau billet de 60 000euros alors qu’en World Tour, on serait invités. Et ça change quand même les rentrées financières, l’attraction des partenaires est plus grande car même si on est la meilleure Pro Team aujourd’hui, on n’est pas en WorldTeam. Là, ils savent qu’on y sera pour trois ans. » Évidemment, les formations aux giga budgets (UAE et Ineos) ne tremblent ni pour leurs finances, ni pour leur maintien à ce niveau, au contraire des équipes plus limitées. Lotto, qui va perdre son partenaire Dstny, a évolué cette annéeavecunbudget « entre 15 et 18millions », poursuit le dirigeant français « mais cela nécessitera forcément un gros travail si, en 2026, on veut être compétitif en WT. Il faut qu’on passe un grand cap. »

Emmanuel Hubert, qui a investi 2,5millions dans son équipe développement et féminine, souffre lui aussi de la comparaison avec les structures plus riches : « On a un peu plus de 16millions d’euros aujourd’hui. C’est quand même compliqué de faire pareil que quelqu’un qui en a 60comme Ineos. » Bingoal-WB, 33e au classement UCI, évolue dans des sphères encore plus éloignées et si l’ancien coureur Christophe Brandt, à la tête de la sympathique formation belge qui va fusionner en 2025 avec la Continentale Philippe Wagner-Bazin pour devenir « Wagner-Bazin WB » est ambitieux ( « notre objectif est de disputer le Tour, dans un délai de trois ou quatre ans mais comme invités pas en allant en WT » ), il ne se fait pas d’illusions non plus : « le World Tour est devenu super contraignant avec un niveau d’exigence très élevé. Dans le modèle économique du vélo actuel, ce niveau coûte beaucoup trop cher. Vous avez besoin de trente coureurs pour assumer le programme de la saison. Nous, on a vingt coureurs sous contrat, le staff comprend 13 personnes salariées et autant de vacataires. Avec un budget de 3,5 millions d’euros, le gap est énorme avant d’espérer voir plus haut. Dans un pays comme la Belgique, où il y a beaucoup d’équipes, c’est compliqué de trouver des entreprises avec des budgets marketing du niveau WT. » Des partenaires qui peuvent aussi se poser la question des retombées selon Manu Hubert : « FDJ, Cofidis ça fait 25 ou 30 ans que ça dure et je leur tire un grand coup de chapeau. Alors que les dix premières années ont beaucoup apporté à leur notoriété et leur visibilité, ces partenaires peuvent penser qu’ils ont fait le tour de la question, que les gains sont à l a marge. »

Brandt a la même interrogation : « Le World Tour, c’est bien, cela t’assure de courir le Tour, de disputer les plus grandes épreuves mais derrière, quelle est la valorisation de l’effort ? En foot, tu gagnes un match de Ligue des champions, tu touches 3millions d’euros ! Il y a un vrai problème structurel : à part le sponsoring, c’est quoi nos ressources ? »

Hubert milite aussi pour une révolution du modèle économique du cyclisme professionnel, avec des indemnités de transfert par exemple pour que des Kevin Vauquelin, dans le futur, ne partent pas pour rien comme Lenny Martinez, formé dans les rangs de Groupama-FDJ et passé chez Bahrain-Victorious cet hiver. Le patron d’Arkéa- B & B Hôtels n’a pas fini de se faire des noeuds dans la tête en pensant à ses 150 salariés ( « Si je n’ai pas entre 25 et 30millions de budget, ça va être très compliqué, voire quasi impossible en WT ») , un niveau qui, pour Heulot, ne doit pas être idéalisé : « Tout dépend de tes partenaires, de leurs attentes, dédramatise le Breton. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux exister à un niveau moindre, être performant et prendre du plaisir, plutôt que de monter d’un cran, de ne pas y arriver et de couler ta boîte ? »

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