Rachid Mekhloufi - Le « Gentleman révolutionnaire »


Pressenti pour disputer la Coupe du monde 1958 avec la France, l’attaquant de Saint-Étienne, décédé hier à l’âge de 88 ans, avait préféré déserter pour rejoindre le FLN et militer pacifiquement balle au pied pour l’indépendance de l’Algérie.

BERNARD LIONS
9 Nov 2024 - L'Équipe

Les dernières fois où il a encore eu la force de revenir dans le théâtre de ses exploits, Rachid Mekhloufi, né le 12 août 1936, ne pouvait pas s’empêcher de lâcher un de ses sourires malicieux dont il avait le secret. Malgré le poids des ans qui avaient alourdi sa silhouette également et fini par le clouer carrément sur un fauteuil roulant, il se souvenait comme si c’était hier du mauvais tour joué à l’AS Saint-Étienne, quand il avait pris la fuite au milieu de la nuit, caché à l’arrière d’une Simca. La veille, il avait sauvé l’honneur devant Béziers (1-2) en marquant, associé comme deuxième attaquant au Camerounais Eugène N’Jo Léa, avec le Néerlandais Kees Rijvers en meneur de jeu. 

Comment pouvait-il oublier cette nuit du 14 avril 1958 durant laquelle son destin a basculé soudain? Il n’avait que 21ans et sa carrière semblait alors toute tracée. Dans moins de deux mois, ce grand espoir du football hexagonal allait sans doute être appelé pour disputer sa première Coupe du monde en Suède, aux côtés de Just Fontaine et de Raymond Kopa, futur premier Ballon d’Or français. Le 25décembre précédent, il avait joué pour la quatrième fois avec le maillot frappé du coq sur le coeur, en amical, devant la Bulgarie (2-2).

"Le football a réveillé la conscience endormie des hommes. 
Mon départ était un acte politique et l’équipe du FLN, 
la fête du football" 
   - RACHID MEKHLOUFI

Lui, l’enfant chétif de Sétif, dans le nord-est de l’Algérie, ne le savait pas encore, mais ce serait la dernière fois qu’il revêtirait le maillot tricolore. Resté marqué à vie par les « horreurs vues à 9 ans lors des troubles terribles de 1945 » , Mekhloufi n’a pas hésité à répondre à l’appel de ses aînés, le Lensois Mokhtar Arribi et le Lyonnais Abdelhamid Kermali. Il a embarqué à l’arrière d’une voiture pour fuguer en pleine nuit. Ou, plutôt, déserter. Sacré champion du monde militaire, le 14 juillet 1957, à Buenos Aires, en Argentine, Mekhloufi se trouvait alors sous les drapeaux. Qu’importe.

Direction la frontière suisse, où les douaniers français, pas encore mis au courant de cette fuite des talents venus d’un autre continent, soit trente footballeurs professionnels nés en Algérie, les ont laissés passer. Une fois arrivés en Suisse, les fuyards gagnent Tunis. Là, ils forment la nouvelle équipe nationale d’un pays qui n’existe pas encore. Ainsi l’a voulu le FLN, le Front de libération nationale de l’Algérie.

Heureux, qui comme Rachid Mekloufi, a connu plusieurs vies. Après un début de carrière prometteur, récompensé notamment par le premier des dix titres de champion de France de l’ASSE (en 1957), le voilà désormais ambassadeur balle au pied de l’indépendance de l’Algérie, cette autre France située. au-delà de la Méditerranée. « Le football a réveillé la conscience endormie des hommes, estimait-il. Mon départ était un acte politique et l’équipe du FLN, la fête du football.»

Mais il y a un prix à payer. Condamné par contumace par un tribunal militaire français, Mekhloufi, comme tous ses compagnons d’exil, doit se contenter de disputer des matches de gala, en forme de propagande, avec l’équipe du FLN algérien. À l’abri, derrière le rideau de fer (Bulgarie, Hongrie, Roumanie, URSS, Yougoslavie…) ou dans des pays frères (Chine, Irak, Jordanie, Libye, Maroc, Tunisie, Vietnam…). La FIFA ne reconnaît pas l’équipe du FLN et le risque de se faire arrêter, puis emprisonner, se révèle trop grand en cas de match disputé dans un pays du bloc de l’Ouest.

Les accords d’Évian reconnaissant l’indépendance de l’Algérie le 18mars 1962 ne le réhabilitent pas pour autant. Mekhloufi demeure un paria en France. Mais Roger Rocher, le pragmatique président de l’AS Saint-Étienne, le voit autrement. Retour en D2 pour les Verts, pour la première fois depuis l’après-guerre. Il a besoin de lui. Le président à la pipe organise son retour en Europe en douceur. Il le fait tout d’abord transiter par la Suisse, encore, et le Servette Genève, où officie Jean Snella.

"Sur le terrain, c’est un gentleman. 
Mekhloufi fait partie de la race des savants. 
Ceux qui n’ont rien à apprendre. 
Qui inventent le foootball."
   - JEAN SNELLA, EX-ENTRAÎNEUR DE SAINT-ÉTIENNE

L’ancien et futur entraîneur des Verts (1950-1959, puis 1963-1967) avait découvert Mekhloufi en le voyant jouer sur la terre battue de l’USM Chétif huit ans plus tôt. « La pelouse était réservée aux pieds-noirs, pas aux pieds nickelés comme moi», expliquait le Franco-Algérien, un rien amer. Snella lui voue une admiration sans limite.

Extrait: « Mekhloufi est un garçon loyal et franc. Son rayonnement rend les gens meilleurs. Avec lui, je n’éprouve pas la grande solitude qui anime presque tous les entraîneurs. Sur le terrain, c’est un gentleman. Il fait partie de la race des savants. Ceux qui n’ont rien à apprendre. Qui inventent le football. C’est une perle, le partenaire idéal. Il a un sens inouï du jeu, une facilité extraordinaire dans l’orientation de l’action, un calme déconcertant, une clairvoyance sans défaut. Rachid est incomparable pour ses coups de pattes. »

Mekhloufi le fellaga va se servir de sa science du jeu et de sa technique hors norme pour retourner l’opinion publique en sa faveur, dès sa réapparition sous le maillot stéphanois, à Cannes (3-2, le 2décembre 1962). La magie opère de nouveau. D’autant plus qu’il est rentré transfiguré de ses quatre années passées avec l’équipe du FLN. « C’est dans cette équipe de génies que j’ai commencé à savoir jouer au football » confiait-il.

Si seulement treize des trente« fuyards» de 1958 sont revenus jouer en France après l’indépendance de l’Algérie, Mekhloufi est celui qui rencontre la réussite la plus éclatante. Avec lui à la baguette, Saint-Étienne réussit l’exploit d’être sacré champion de France de D2 en 1963, puis de D1, l’année suivante. Auteur des deux buts renversants en finale de la Coupe de France 1968 face à Bordeaux (2-1), Mekhloufi permet aux Verts de réussir le premier de leurs quatre doublés Coupe-Championnat. Sous le charme de ce footballeur des deux rives, le Général de Gaulle s’exclame, en remettant la Coupe: « La France, c’est vous!»

Autrement dit, vous avez compris, Mekhloufi incarnait les prémices d’une possible réconciliation douloureuse. Mais la suite de l’épopée des Verts s’écrira sans lui. Alors que Jean Snella lui avait confié le brassard de capitaine après l’arrêt brutal de la carrière de René Domingo sur blessure, en janvier 1964, Albert Batteux, son successeur, le lui a retiré en faveur de Robert Herbin. Avant de devenir son entraîneur, Batteux avait pour tant déjà été son sélectionneur, en équipe de France. Mekhloufi l’a mal encaissé. Surnommé le « Gentleman révolutionnaire » par les médias, il demeure un homme de caractère. Refuser une fois de plus de (se) laisser faire lui vaut de partir en exil.

Il a permis l’émergence de 
l’inoubliable génération Rabah 
Madjer en créant des écoles de 
football dans tout le pays

Après un 339e et dernier match avec les Verts (152 buts), gagné devant Lille et au cours duquel il se voit remplacer par le jeune Jean-Michel Larqué (3-0, le 14juin 1968), il se retrouve banni sur l’île de Beauté, avec interdiction de jouer contre Saint-Étienne. Une fois encore, Mekhloufi brave l’interdit. Devenu entraîneur-joueur à 32ans, il reviendra deux fois jouer avec Bastia, au stade Geoffroy-Guichard. Retiré des terrains à partir de 1970, il n’en est jamais resté très loin. Tout en partageant sa vie entre Alger et Tunis, où il a connu deux expériences comme entraîneur de l’AS Marsa, quartier de naissance de son épouse, mais aussi au Nejmeh SC, au Liban (1996-1998, où il a remporté deux Coupes), Mekhloufi n’a eu de cesse d’oeuvrer pour le développement du football nord-africain. Après avoir porté le maillot des Fennecs à dix reprises (trois buts), il en fut le sélectionneur par trois fois. La dernière, ce fut durant la Coupe du monde 1982, avec Mahieddine Khalef.

Vingt-quatre ans après, il en vit une enfin. Après avoir permis l’émergence de l’inoubliable génération Rabah Madjer en créant des écoles de football dans tout le pays grâce à la fondation de l’équipe du FLN, dont il fut le premier leader, Mekhloufi a relancé ce programme, en 2010. Ancien président de la Fédération algérienne (octobre 1988-février 1989), il voyait d’un mauvais oeil la politique des binationaux mise en place par ses successeurs.

À ses yeux, elle nuit au développement de la jeunesse d’une Algérie, où il ne vivait plus, ces dernières années. Resté diminué après une opération du genou, il était venu s’installer chez son fils Mohamed à Paris, à partir de 2020. Il s’est éteint là-bas hier, dans un pays, la France, qu’il a combattu balle au pied mais qui est malgré tout resté aussi le sien jusqu’à la fin.

“Les larmes stéphanoises coulent. 
Un grand homme, 
un immense footballeur s'en est allé. 
Rachid Mekhloufi n'est plus, 
mais son héritage ne nous quittera jamais"
   - L’AS SAINT-ÉTIENNE SUR X

“C'était un immense joueur, 
mon exemple, mon modèle, 
mon maître en tant que professionnel." 
   - JEAN-MICHEL LARQUÉ SUR RMC

Rachid Mekhloufi lors de la défaite de Saint-Étienne face à La Chaux de Fonds en 16es de finale retour de la Coupe des clubs champions européens en septembre 1964. Et, ci-dessous,
avec le maillot des Verts et la Coupe de France au stade Yves-du-Manoir en 1968.

Rachid Mekhloufi, ici à gauche en 1966 avec sa fille Salima et, à droite, porté en
triomphe par les supporters stéphanois après la victoire contre Bordeaux en finale
de la Coupe de France au stade Yves-du-Manoir en 1968.

Rachid Mekhloufi (accroupi, 2e en partant de la gauche) avec l’équipe du FLN en 1958 à Tunis. Et, cinquante-sept ans plus tard, au musée des Verts en 2015.

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