Champions du bluff
Ces derniers jours, Jonas Vingegaard et son équipe avaient entretenu le flou sur sa condition physique, quand UAE Emirates brouillait les pistes concernant sa quête ou non du maillot jaune à court terme. Des coups de poker malins et très courants en d’autres temps.Tadej Pogacar suivi de près par Jonas Vingegaard, dans le col du Galibier, hier sur la 4e étape du Tour de France.
"Tout le monde a toujours cru que Miguel était bien,
mais certains jours, on a bien caché sa misère"
- JEAN-FRANÇOIS BERNARD, COÉQUIPIER CHEZ BANESTO
DE MIGUEL INDURAIN, QUINTUPLE VAINQUEUR DU TOUR
3 Jul 2024 - L'Équipe
LUC HERINCX
VALLOIRE (SAVOIE) – Le duel d’anthologie que se livrent Jonas Vingegaard et Tadej Pogačar depuis au moins deux ans fournit un spectacle sportif passionnant. Mais un autre jeu, plus discret, celui de la communication entre les deux équipes, Visma-Lease a bike et UAE Emirates, n’est pas moins intéressant. « Aucune décision n'a encore été prise », disait fin mai l’entraîneur de Vingegaard, au sujet de sa participation ou non au Tour de France. Les semaines qui ont suivi ont ressemblé à une longue partie de poker menteur concernant l’état de forme du Danois qui, hier, était pourtant le seul à résister à la première attaque de Pogacar dans le Galibier. « C’est clair qu’ils ont bluffé en disant que Jonas n’était pas prêt », remarquait déjà Pavel Sivakov, coéquipier du Slovène, samedi. Leur équipe, UAE, n’a pas été la plus franche non plus : délaissant le maillot jaune à Turin, elle a suggéré ne pas vouloir le conquérir trop tôt, avant un énorme coup de force de son leader hier…
« On raconte bien ce qu’on veut aux journalistes! s’amuse l’ancien coureur Jean-François Bernard. C’était quand même différent à mon époque, on avait une relation de proximité aux médias. Maintenant, la moindre chose a des répercussions sur les réseaux sociaux, donc je me méfie toujours de la communication de Visma, comme des autres équipes d’ailleurs. » Consultant pour France Info, l’homme aux trois victoires d’étape sur le Tour imagine ce qui se cachait derrière les stratégies de chacun : « Pogacar avait tout intérêt à prendre le maillot jaune. On va avoir deux étapes de sprinteur où il n’a pas grand-chose à faire pour le défendre, puis le contre-la-montre (vendredi, 25,3 km entre Nuits-SaintGeorges et Gevrey-Chambertin) où il va pouvoir partir en dernier, donc voir les temps des autres, les conditions… Il y a beaucoup de calcul. Vingegaard, lui, est très difficile à lire, il ne laisse rien transparaître. Et ça fonctionne : après la côte de San Luca, où il a été très fort, Pogačar a dû se dire qu’il allait devoir batailler. »
En réalité, brouiller les intentions ou le niveau de forme de son coureur n’a rien de nouveau. Le bluff est même inhérent au cyclisme. Déjà dans les années 1990, Miguel Indurain s’en servait pour asseoir sa domination. En tant que coéquipier chez Banesto, Bernard en était un rouage. « On a toujours bluffé ! dit-il. Tout le monde a toujours cru que Miguel était bien, mais certains jours, on a bien caché sa misère. On roulait pour impressionner, alors que dans notre roue, il n’était pas au top. »
Quelques années plus tôt, l’un des maîtres en la matière, Cyrille Guimard, rusait sur la Grande Boucle lui aussi. « En 1987, avant le Tour, Laurent Fignon n’était pas bien, se souvient Charly Mottet. Donc Cyrille m’avait clairement dit que je partais protégé (au sein de l’équipe Système U). Pourtant, il continuait de dire officiellement que Laurent était l’unique leader. Ça m’avait permis de me glisser tout de suite dans une bonne échappée pour prendre jusqu’à quatre minutes d’avance. » Devenu immédiatement un favori à la victoire finale, le Drômois n’avait pas résisté dans les Pyrénées puis à l’Alpe d’Huez, terminant à la 4e place, mais son coup avait semé une sacrée pagaille. « Guimard se servait beaucoup de ce genre de bluff ! dit-il. Dans les duels, si t’étais très fort, il disait toujours de ne pas le montrer. »
Comme agissent les frelons néerlandais depuis plus d’un mois, « pour alléger le statut de favori de Vingegaard », analyse Thomas Voeckler. Hier, pour encore plus semer le trouble, le Danois a tenté la stratégie inverse, se calant dans la roue de Nils Politt (UAE) en tête de peloton, loin devant Pogacar, histoire de se montrer en patron. « Il y a toujours de l’intox, confirme Bernard. Après, quand il a perdu (Matteo) Jorgenson dans le Galibier, il a dû voir que ça ne sentait pas bon… »
Voeckler est un as dans ce domaine. En tant que sélectionneur des Bleus, il a « des histoires en tête, certaines qui ont marché ou non », mais reste évasif pour garder la main avant les prochaines échéances de l’équipe de France.
Voeckler, un pro de
la fausse-piste comme
coureur et comme
sélectionneur
En 2021, avant les Mondiaux en Belgique, le sélectionneur avait notamment accueilli son champion du monde en titre, Julian Alaphilippe, en maillot de bain, devant l’oeil des photographes. « Je voulais faire croire que je venais en touriste », révélait-il après le doublé de son coureur. L’ancien coureur d’Europcar a d’ailleurs usé de ce genre de stratégie toute sa carrière, exagérant les mimiques, langue tirée et épaules bringuebalées ou sourire éclatant pour se rendre illisible. « Je faisais toujours ça de mon propre chef, explique celui qui a remporté quatre étapes sur le Tour. J’en faisais tellement qu’on ne savait jamais si c’était du bluff ou non. Mais je crois qu’aujourd’hui, on ne l’utilise plus assez, je ne vois pas assez de coureurs faire ça.»
À l’ère des attachés de presse et conseillers en communication, le jeu de poker se limite le plus souvent aux déclarations d’avant course et aux réactions d’après. « Ces dernières années, on l’a aussi moins vu parce qu’il y a eu le règne de l’équipe Sky, qui n’en avait pas vraiment besoin tellement elle avait la force pour écraser la course, analyse Voeckler. Peutêtre que Pogacar a bluffé avec son clin d’oeil aux caméras, au Granon il y a deux ans. Il est possible qu’il sentait déjà qu’il n’était pas très bien et voulait faire croire l’inverse, avant sa grosse défaillance. » Hier, Vingegaard se montrait presque satisfait de son début de Tour. Le Danois pensait qu’il aurait concédé jusqu’à deux minutes sur son rival, en quatre étapes. Une manière de minimiser la casse et suggérer une montée en puissance dans les jours à venir. Les deux meilleurs coureurs du Tour sont peut-être aussi les deux meilleurs bluffeurs.
***
Une journée et puis c’est tout Hors du coup dans le Galibier lors que les favoris ont accéléré hier,
Richard Carapaz a logiquement perdu son maillot jaune.
3 Jul 2024 - L'Équipe
THOMAS PEROTTO
VALLOIRE (SAVOIE) – Hier matin, dans la chaleur de Pinerolo, il avait accroché du grip de couleur jaune à son guidon. Mais qui n’a pas résisté à la traversée de la frontière. Richard Carapaz, Maillot Jaune lundi soir à Turin, a débarqué en Savoie défroqué de sa tunique et de la confiance qu’il avait emmagasinée en début de Tour.
Il a franchi la ligne d’arrivée à Valloire le visage marqué par les kilomètres de souffrance, simplement réconforté par la présence de son coéquipier Ben Healy. L’Équatorien (31 ans) ne s’attendait pas à passer une journée de plus en jaune, et il en a eu la confirmation lorsqu’il a été décramponné petit à petit puis complètement à six kilomètres du passage au sommet du col du Galibier.
« La vérité, c’est que c’était une journée très, très, difficile. Un rythme incroyablement dur a été imposé et une fois arrivé à la dernière montée, c’est devenu trop dur pour moi, confie celui qui était devenu le premier Équatorien en jaune sur le Tour de France. J’ai essayé de suivre jusqu’à la fin mais mes jambes n’ont pas pu. Mais j’ai apprécié cette journée, c’était historique pour l’équipe. »
Aucun fatalisme ni regrets non plus chez son directeur sportif, Charles Wegelius, souriant au pied du bus de l’équipe EF Education-EasyPost : « On a toujours été réalistes, on a fait ce qu’on pouvait. On a fait un beau cadeau à l’équipe avec cette journée. Richard a fait de son mieux. Ce qu’il a fait déjà, avec sa préparation et ses blessures, c’est à moitié un miracle. Donc on est contents. »
32e de l’étape à 5’10 de Tadej Pogačar, Carapaz est déjà hors du top 20 au général. Et comme prévu avant de venir au départ de Florence, qu’il a pensé, un temps, ne pas prendre, son objectif sera désormais de courir après une victoire d’étape.
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