Christian Prudhomme et Jean-Marie Leblanc « tous les jours surpris par la force du Tour »


L’actuel directeur du Tour de France Christian Prudhomme (à gauche), 
et son prédécesseur Jean-Marie Leblanc, le 28 juin 2021.

Les deux derniers directeurs de la Grande Boucle ont partagé leurs souvenirs du plus grand événement sportif annuel, dont la 112e édition s’élancera de Lille, ce samedi. Un échange riche et émouvant.

«Jean-Marie m’a adoubé, comme personne 
ne m’a jamais adoubé dans ma vie» 
   - Christian Prudhomme Directeur du Tour de France

«Ce ne sont pas des moments forts de sport, 
ce sont des moments forts de vie» 
   - Jean-Marie Leblanc Directeur du Tour de France de 1989 à 2006

1 Jul 2025 - Le Figaro
Jean-Julien Ezvan

« J’y serai.» Ce mardi 20 mai, un parfum d’été se promène dans les rues de Paris. Le Tour de France est encore loin, mais Jean-marie Leblanc, dans son appartement du 20e arrondissement, annonce àchristian Prudhomme, son invité du jour, qu’il sera au rendez-vous du grand départ du Tour le samedi 5 juillet. À Lille, dans sa région. À Lille, où Christian Prudhomme a intégré l’école supérieure de journalisme, qui a changé sa vie professionnelle. Face à face, les deux derniers directeurs du Tour de France (après Henri Desgrange, Jacques Goddet, Félix Lévitan, Jean-François Naquet-Radiguet et Xavier Louy) : Jean-Marie Leblanc (80 ans) de 1989 à 2007 et Christian Prudhomme (64 ans) depuis 2007. Leblanc, à la santé « chancelante » après deux petits accidents vasculaires cérébraux, a peur de ne pas retrouver le chemin des souvenirs qui se sont échappés à l’heure de feuilleter l’histoire du Tour. Avant de se réjouir d’un épisode raconté dans le détail. Sous le regard tendre de Nadine, il avoue : « Elle est non seulement mon épouse, mais mon manager, mon accompagnatrice, mon infirmière, ma psychologue… » Entre Jean-marie Leblanc et Christian Prudhomme, les yeux se sont parfois embués, les souvenirs de l’un ont toujours rattrapé l’autre. Inséparables compagnons du Tour… 

Avant 2025, Lille a accueilli le grand départ du Tour en 1960 et 1994. « 1994, c’est le record de Boardman (prologue de 7,2 km avalé à 55,1 km/h, reléguant Indurain à 15 secondes, NDLR). C’était impressionnant. Succès populaire, succès sportif, et le record. Donc, mission accomplie », confie Leblanc. «Tu te souviens du lendemain? C’est Armentières, tu passes de la joie à la tristesse…», avance Prudhomme. «Oui, la chute… Dans le sprint. On était allé à la cité hospitalière visiter Jalabert qui était cassé de partout (six dents touchées, triple fracture de la mâchoire et pommettes broyées). Oh, là là… » Prudhomme prolonge : « C’est un policier qui, pour rendre service à un gamin, a voulu prendre une photo et a été percuté de plein fouet. C’est après que tu as décidé de faire des encoches dans la ligne des barrières pour que les policiers puissent se mettre. » Leblanc ajoute : «C’est une histoire terrible. Le policier a été dégradé, s’est séparé de sa femme et s’est suicidé derrière…» Le Tour, des virages, des visages. Des bonheurs et des drames.

Jean-Marie Leblanc a pris les rênes du Tour en 1989, édition conclue par l’inoubliable contre-la-montre sur les Champs-élysées et les 8 secondes déchirantes creusant un monde d’écart entre l’ivresse de Greg Lemond et la détresse de Laurent Fignon, et l’a quitté en 2006 dans la confusion d’une édition accompagnée du soufre du scandale avec un lauréat (l’américain Floyd Landis, contrôlé positif à la testostérone) déchu de son titre, quatre jours après le défilé sur les Champs-élysées. L’année suivante, Christian Prudhomme reprenait le flambeau, accompagnait l’envol spectaculaire du Tour de Londres (11 des 19 derniers grands départs, en attendant Barcelone en 2026 et Édimbourg en 2027, sont partis de l’étranger). Après un apprentissage inoubliable: «Jean-Marie, qui est un monsieur d’une humilité extraordinaire, m’a dit en 2003 : “Ça ne te dérange pas si je reste deux ou trois ans?” Et moi j’ai répondu: “Si tu ne restes pas, je ne viens pas, je ne sais pas ce que c’est qu’être directeur du Tour.”» Jean-Marie Leblanc, qui a raconté ne pas avoir reçu de testament de Jacques Goddet, a fait de même. Prudhomme confie : « À partir de 2004, Jean-marie n’a pas fait un seul rendez-vous avec les élus sans moi. Jean-Marie m’a adoubé comme personne ne m’a jamais adoubé dans ma vie. Et il ne m’a pas trop dit: “Il faut faire ceci ou cela…” Ce qui a compté, c’est l’exemple par le geste, la façon de faire. Il me disait: “Va voir ce que tu ne pourras plus voir ensuite. Parce qu’une fois qu’on est dedans on est pris par un tas de choses.”»

Une fois nommé, Christian Prudhomme s’était rendu sur la tombe de son père. Comme Jean-marie Leblanc, quelques années avant. « On sait très bien ce qu’on leur doit. Le Tour, ce sont des racines. Ces racines, il faut qu’elles restent. Dans une interview que tu as donnée à L’équipe en 2003, tu parlais du “devoir d’être aimé”. Le Tour doit être aimé, c’est quelque chose que j’ai toujours en tête. Les réponses que tu faisais à l’époque, je fais les mêmes aujourd’hui», synthétise Prudhomme, avant de rappeler une anecdote : « On est tous les deux dans les rues de Liège, avant le grand départ du Tour 2004, et un monsieur t’arrête et te dit: “M. Leblanc, merci infiniment pour tout ce que vous faites pour les petites gens.” » Leblanc rebondit: «Ce qui m’avait frappé, c’était l’expression “petites gens”. C’était très fort.» Prudhomme prolonge : « Dès le départ, j’ai été frappé par ce que Jean-marie ressentait du lien social du Tour de France, au-delà de la compétition. Et même à certains moments, je me disais: “Mais Jean-marie, il n’aime plus la compétition. Il ne parle que du bonheur des gens, du sourire…” Ensuite, en dirigeant le Tour, le temps passant, j’ai de mieux en mieux compris. »

Ils ont porté le fardeau des scandales, essuyé les tempêtes des mauvais jours, vu de sombres nuages s’entasser avec des épisodes de dopage : Festina, Armstrong («la longue escroquerie de Lance Armstrong fait de lui le Bernard Madoff du sport », écrira Leblanc), Ullrich, Landis, Moreni, Riis, Rasmussen, Ricco, Contador… Ils n’ont rien oublié des nuits blanches, des coups reçus, du poison du doute, de l’opprobre, mais ont toujours été impressionnés par la force du Tour : « Je ne me suis jamais senti dans les cordes, je pensais toujours que le Tour allait s’en sortir et que les crises n’étaient que conjoncturelles. Même si, à la fin, ça faisait beaucoup. Durant l’affaire Festina, j’ai eu un moment de faiblesse sur un podium avec Bernard Hinault, lui disant que j’allais arrêter. Il m’a donné un coup de coude et m’a dit : “T’es pas fou ? Tu vas pas arrêter maintenant?…” », rappelle Leblanc. Face au poids des affaires et à la suspicion récurrente, Prudhomme ajoute : « Le passé fait qu’on peut comprendre que certains se posent des questions. On aimerait bien que les questions soient posées dans tous les sports, mais, au vu du passé, on ne peut pas être choqué plus que cela. Je vais répondre à l’envers, je suis quasiment tous les jours surpris par la force du Tour. Que ce soit à Peyrol dans le Cantal ou à Sydney. »

Ce Tour, plus grand événement sportif mondial annuel, qui résiste au temps, aux modes, vivra sa 112e édition. Escorté par un immense public. Prudhomme assure :

«Netflix a fait du bien. Moi, ce qui me frappe, au Salon de l’agriculture, l’un de nos grands rendez-vous, c’est qu’il y a toujours des demandes de selfies, d’autographes. Régulièrement, c’était : “C’est pour mon grand-père, pour ma grandmère…” Maintenant, c’est pour eux, un public plus jeune. C’est largement grâce aux champions d’aujourd’hui. Quand c’est bim, bam, boum, que ça attaque de partout. » Leblanc apprécie aussi : « Pogacar, pas de calcul, il attaque, il contre-attaque. C’est le vélo, quoi!» Loin des années cadenassées par un coureur et son équipe (Indurain, Froome) ou ligotées par la peur (Armstrong).

« La vie est une course par étapes », résume Christian Prudhomme. L’évocation du pire souvenir ravive des douleurs. Jean-marie Leblanc évoque « la mort de Fabio Casartelli (dans la descente du Portet-d’aspet lors du Tour 1995).

L’émotion ressentie ce jour-là, le lendemain ou lors des funérailles reste l’un des moments forts de ma vie. J’ai vu arriver des gens éplorés, je perçois tout de suite que ce sont des gens modestes. Son père et sa mère s’avancent vers moi, je me dis qu’ils vont m’engueuler, qu’ils vont me… Pas du tout ! Ils me sont tombés dans les bras et ils avaient un cadeau pour moi. C’était une cravate. Tu te rends compte comme c’est fort, ça ? Un cadeau. Rien que d’en parler…» Christian Prudhomme partage l’émotion, retient aussi Casartelli : « Le Tour 1995, c’est le premier Tour que je couvre comme journaliste sur la moto. Et, comme d’autres, évidemment, on est passés à côté, j’ai vu Casartelli. En position foetale. Avec le sang… et le regard de Gérard Porte, le médecin du Tour… » Avant d’ajouter : «2019, l’étape de Tignes, l’abandon de Thibaut Pinot, la seule fois où, à cause de la météo, une étape du Tour est interrompue. Mais, pour nous, c’est ce jour-là la mort d’un de nos photographes, qui fait une crise cardiaque sur la ligne de départ. Les gens m’ont dit que ça devait être très compliqué, cette journée. La course, non, mais appeler la maman de notre photographe, ça oui. Il était tellement amoureux du Tour que sa mère a voulu qu’aux obsèques, la semaine suivante, le cercueil sorte avec l’hymne du Tour. Et, deux ans après, sur la journée de repos à Tignes, elle est venue avec nous, avec les cendres… Ce jour-là, il s’est passé en une journée ce qui se passe en cinq ans de vie. » Leblanc enchaîne : « Ce ne sont pas des moments forts de sport, ce sont des moments forts de vie. »

Et dans la case bien remplie des meilleurs souvenirs, Christian Prudhomme pose : «C’est Poupou qui m’a donné l’amour du Tour. Fin du Tour 1974, ma mère et ma grand-mère sont côte à côte sur le canapé, fabuleux. Elles s’entendaient comme une mère avec sa belle-mère, c’était relatif. Et là, je me disais, grâce au Tour de France, maman et mamie s’entendent. C’est formidable.» Des années 1960 à 2007, le Tour a été le fil rouge de sa vie, « des souvenirs, il y en a tellement… », s’excuse Leblanc sans faire le tri, lui qui a couru le Tour (58e en 1968, 83e en 1970), l’a raconté (journaliste à La Voix du Nord, à L’équipe) avant de le diriger : « Ce que j’ai préféré? Pas courir, parce que je n’étais pas champion. Le vélo, c’est dur. Alors après, je crois que c’est diriger, parce que raconter, c’est bien, mais ce n’est pas une manière exhaustive de parler de ton amour pour le vélo. Diriger, préparer, accueillir, tisser des liens avec les élus… l’éventail est beaucoup plus large. »

Sur la moto (Europe 1) ou en cabine (France Télévisions), Christian Prudhomme a commenté la course avant de plonger dans les coulisses de l’événement, d’en découvrir l’ampleur : « Journaliste, je ne regardais que les champions. Aujourd’hui, dans la voiture, je regarde davantage le petit gamin sur le bord de la route qui tient la main de sa maman ou de son papa et qui la lâche. Je mentirais en disant qu’il n’y a pas un soulagement quand on arrive sans accident. Le Tour, c’est la fête, c’est la joie, c’est du sourire et, audelà de la compétition, s’il y a un accident grave, impliquant notamment un enfant en bord de route, c’est la négation de tout ce que nous faisons.»

Scénaristes de la grande pièce de l’été, ils présentent les ingrédients indispensables à la réussite de l’événement : « Les équilibres. L’équilibre dans la nature du parcours. Le souci de l’équilibre entre rouleurs, sprinters et grimpeurs. Et le souci d’amener le suspense le plus près possible de l’arrivée à Paris. Ça, c’est l’objectif de tout organisateur. Parce que, si c’est plié à quinze jours de l’arrivée, on s’ennuie après », condense Leblanc. Prudhomme ajoute : « On a la chance d’avoir un pays géographiquement équilibré. Il y a de la montagne, du plat, du vent et du soleil. Il y a de tout pour faire une belle course. Quand tu traces un parcours, il y a évidemment l’aspect sportif, le plus important, mais il y a aussi l’aspect esthétique, historique, parce que la prise de vue dominante, c’est celle de l’hélicoptère. C’est ce qu’on voit le plus. Et ce n’est jamais la même chose, deux jours de suite, avec des paysages magnifiques et très différents. La France est très belle. C’est une des clés du succès du Tour, bien évidemment. Et, dans l’organisation, tout est question d’adaptation, à la météo, au temps qui passe, qui vient, et à la société d’aujourd’hui. »

Au fil des ans, certains ont, pour le Tour, rêvé d’un départ de New York, de Guadeloupe ou du Qatar. L’épreuve qui escaladera Montmartre, ira se promener rue Lepic, lors de la dernière étape, un an après les JO, a-t-elle encore des idées, des envies ? Christian Prudhomme assure : « La seule chose qui compte pour moi, c’est que les gamins puissent rêver du Tour comme le Tour m’a fait rêver. À Megève, j’ai un jour vu un petit gamin, Nathan, sur la ligne de départ avec des yeux incroyables de bonheur. Je le fais passer par-dessus les barrières, je l’installe dans la voiture. Je lui dis : “Tu es installé à la place du président de la République, tu peux appuyer sur le gyrophare, le klaxon.” Etfranck Perque, un membre de notre équipe me dit : “Ce petit gamin, c’était toi…” »

Cramponné à ce Tour que Tadej Pogacar (lauréat en 2020, 2021 et 2024) attaquera dans la peau de grand favori. L’insatiable Slovène peut-il dépasser Eddy Merckx ? « Joker, tranche Leblanc. J’ai la plus grande admiration pour ce qu’il fait, mais, comme dit l’autre, c’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses. » Prudhomme abonde: «Eddy Merckx, c’est 525 victoires. Il a tout gagné, il a tout gagné plusieurs fois. On fera les comptes à la fin.»

Après deux heures de discussion, personne n’avait envie de poser le point final. Ce lundi, Christian Prudhomme, accompagné de ses adjoints chez ASO, Pierre-Yves Thouault et Cyril Tricart, a retrouvé Jean-Marie Leblanc chez lui à Fontaine-au-bois. Pour trinquer au passé, au Tour. Prêts pour vivre un nouveau départ…

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