La fin d’un monde
La cabine téléphonique au sommet du Poggio, phare de la course, a été démantelée. Un sacrilège.
"Un objet ordinaire et dérisoire
qui faisait partie de nos vies
et qu’on aimait tant"
Alexandre Roos
16 Mar 2024 - L'Équipe
Mercredi matin, on a beau être à trois jours de Milan-San Remo, la chaussée du Poggio est encore éventrée, les ouvriers affairés, au milieu de la pente, au niveau du sanctuaire de la madonna della Guardia. Mercredi matin, il a beau être 11heures, à la terrasse du Monte Calvo, où les visages sont aussi fatigués que les chaises en plastique, la grappa a remplacé depuis longtemps le café. Pour les pèlerins du cyclisme, le sommet du Poggio est un lieu sacré, mais pour eux, c’est un endroit ordinaire, celui de leurs joies et de leurs peines, alors que toutes les activités agricoles du secteur s’affaissent en même temps que les collines ligures.Au sommet du Poggio, la cabine téléphonique, rouge constituait un repère rassurant dans Milan-San Remo.
La magie du Poggio, c’est un jour dans l’année, et pour les autres. Alors, peu s’émeuvent de la disparition de la cabine téléphonique, démantelée l’été dernier dans l’indifférence. «Ils les ont toutes enlevées à San Remo, plus personne ne les utilise» , balaie la patronne du café.
Dans les bavardages, tout un tas de raisons émergent, des travaux à venir sur la place de la Liberté, des soucis de sécurité, la cabine qui empêchait une bonne visibilité dans le virage à gauche.
Antonio tient la petite épicerie au 3 de la place. Derrière son comptoir de mortadelle et de fromages, au bout de deux rangées étroites de papier toilette, d’aubergines et de boîtes de tomate, il montre un peu de compassion: «C’était une cabine historique, elle était belle, le symbole de la course.» Et comment!
Depuis le milieu des années 1970, elle était le phare de Milan-San Remo, une première ligne d’arrivée avant d’entamer la descente. Elle en était sa Pythie, capable de prédire une partie de l’avenir plus bas, via Roma, car la cabine était soit le lieu d’un fol espoir, soit le cimetière des ambitions. Elle n’était même pas belle en réalité, avec ses touches déchaussées comme les dents d’un vieux canasson, son combiné en forme de cornet rouge, ses vitres sales, les mégots de clopes qui l’encerclaient, mais peu importe, elle faisait partie du paysage une fois dans l’année. «Combien de fois je me suis arrêté pour prendre de l’eau à la fontaine et passer du temps dans le virage, à regarder cette cabine, se souvenait cette semaine Niccolo Bonifazio (Corratec), qui habite juste à côté, au capo Berta. On doit réaliser que les temps changent. C’est déjà ma 11e saison professionnelle, je passe tous les jours au Poggio, je réalise que je suis un peu ancien maintenant. La cabine, c’est la nostalgie, c’est bizarre sans.» Elle a été emportée dans le plan national de démantèlement de ces boîtes à appel désuètes. Alors, nous avons joint TIM, l’opérateur transalpin, pour savoir pourquoi la cabine du Poggio n’avait pas été sauvée, pourquoi personne n’avait songé à la conserver, à la mettre dans un musée, à l’offrir à Eddy Merckx. Pour savoir qui était responsable de ce sacrilège. On nous a alors assommé de décisions réglementaires, de discours entendus sur cette évolution forcée. On a voulu nous rassurer, la cabine s’est fait casser la tôle, mais tout a été recyclé, dans le respect des règles environnementales, comme si de l’imaginer en canettes de soda allait nous réconforter. Un choc des mondes, alors qu’on venait de nous enlever un lieu de mémoire, un objet ordinaire et dérisoire qui faisait partie de nos vies et qu’on aimait tant. La cabine du Poggio a disparu, elle restera dans nos souvenirs et dans vingt ans, quand on en parlera, on nous prendra pour des doux dingues, des nostalgiques d’un monde qui s’est envolé.
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