France-Espagne Kylian Mbappé, nd je est un autre
Ce mardi, les Tricolores ont une demi-finale de championnat d’Europe sur le feu face à la Roja, à Munich. Tandis que le sélectionneur Didier Deschamps distribue les mauvais points, le capitaine des Bleus assoit son aura sur le groupe à défaut de briller sur le rectangle vert.
9 Jul 2024 - Libération
Par Grégory Schneider - Envoyé spécial en Allemagne
Le sélectionneur des Bleus sait choisir ses combats. Et s’il en mène un nombre considérable en interne depuis le début de cet Euro, dont certains sont du genre déplaisant, les fois où il a volé au secours de ses joueurs se comptent sur les doigts de la main. Vendredi, dans une salle du Volksparkstadion de Hambourg, au moment où la sélection portugaise ruminait encore une élimination (0-0, 3-5 aux tirs au but) vaguement injuste, le coach tricolore a ainsi lancé une bouée de sauvetage à son capitaine, Kylian Mbappé. Il faut dire qu’il commençait à y avoir urgence : un petit but sur penalty en cinq rencontres et une influence déclinante jusqu’au match, très difficile, contre les Lusitaniens. «Je l’ai sorti contre les Portugais [à la 105e minute, ndlr] parce que j’ai senti qu’il était au bout, a expliqué Deschamps. Déjà, un peu avant, j’ai vu que ça commençait à tirer et… Kylian est toujours très honnête avec moi et envers le groupe et à partir du moment où il n’a plus la capacité d’accélérer, on ne peut pas se permettre de laisser un joueur sur le terrain, même si c’est Kylian. Et par tout ce qu’il a eu, qu’il arrive malgré tout à… Avec le déficit [de préparation] qu’il avait, plus les problèmes au dos, plus le traumatisme qu’il avait avec son nez, forcément ça fait beaucoup. Il s’accroche. Il sait bien qu’il n’est pas au mieux de sa forme. Alors, avec le temps, les efforts, il était très fatigué.»
«Ils se foutent de nous»
Mardi, les Bleus ont une demi-finale de championnat d’Europe sur le feu face à la Roja espagnole à l’Allianz Arena de Munich. Autant dire qu’on voit désormais le bout d’une compétition à nulle autre pareille du point de vue tricolore, souvent insincère si l’on prête attention à ce qu’en disent les premiers concernés (joueurs et staff technique) et ultrathéâtralisée à chaque fois que l’un d’eux flaire un regard extérieur sur lui. Samedi, les Bleus se sont entraînés aux tirs au but… sous l’oeil des caméras, dûment conviées. RMC a mis la séquence en ligne. Et s’est attiré les foudres d’Antoine Griezmann sur les réseaux, le Madrilène y voyant sans rire une base de travail pour le gardien espagnol Unai Simón. Un présent résume les quinze derniers jours ainsi : «Ils se foutent de nous.» Ont-ils seulement le choix ?
Depuis trois semaines, Deschamps tire sur tout ce qui bouge. Et le suiveur fait des encoches sur le capuchon du stylo : Olivier Giroud, Antoine Griezmann, Ousmane Dembélé, Eduardo Camavinga, Marcus Thuram, Youssouf Fofana, Ibrahima Konaté… sans compter ceux qui, de Ferland Mendy à Warren Zaïre-Emery en passant par Jonathan Clauss, n’ont jamais été calculés par Deschamps depuis le premier matin. Individuellement ou devant les trois mecs qui traînent encore dans le vestiaire, dans un couloir de leur hôtel à Bad Lippspringe ou à travers une composition d’équipe où un partant probable se voit exclu, le sélectionneur a raccourci une bonne moitié de ceux qui sont là. S’il peut le faire, c’est qu’il les tient.
Mais Mbappé, c’est autre chose, forcément. Avant vendredi, sa blessure au dos était le secret le mieux gardé de la compétition. Elle n’est d’ailleurs pas exhaustive, le joueur souffrant aussi du genou. L’attaquant se faisait allusif, gêné aux entournures dans sa communication– «Je préfère avoir la tête que les jambes», «Le mental doit parfois prendre le relais quand le physique ne suit pas.» Cette ambiguïté, il ne pouvait pas la lever lui-même sans tomber dans la culture de l’excuse et se mettre en position de se le faire reprocher. Deschamps a volé à son secours. Et plaidé une compréhension envers un joueur qui en suscite si peu. Jeudi, il mettait incidemment Antoine Griezmann au tas, insistant devant les micros sur les difficultés du Colchonero et son importance «dans l’histoire récente de l’équipe de France», manière de laisser entendre qu’une page se tourne. Lors de l’échauffement précédent le quart de finale contre la Seleçao portugaise le lendemain, Mbappé et son vice-capitaine ont corrigé le tir et ont tout échangé, les ballons, les sourires, une complicité de comédie.
Trois heures plus tard, avant les tirs au but, le Bondynois réunissait les joueurs en cercle pour leur tenir à l’inverse un discours puissant, profond, rafraîchi aux sources du jeu irriguant tous les footballeurs du monde sans distinction d’âge ou de niveau. La camaraderie, la frappe, le duel. «Les gars, tranquille. N’oubliez pas que c’est un geste technique. On l’a travaillé [avant le 8e contre les Belges seulement. Aucun rappel n’avait été fait en prévision des Portugais, ndlr]. Faites abstraction de tout ce qu’il y a autour. C’est entre vous et le gardien adverse. C’est un geste technique, on y va. Peu importe ce qu’il se passe [l’issue de la séance de tirs au but, fait-il comprendre], on reste tous ensemble.» Devant les journalistes, il en souriait dans un couloir du Volksparkstadion après le dénouement : «Je préfère les tirer moi-même, dites [rires]. Du coup, je me mets à votre place [les spectateurs], on ne voit pas bien, on est super loin, on n’entend pas le coup de sifflet de l’arbitre quand il ordonne au tireur d’y aller… C’est moi qui ai demandé à sortir en prolongation. Il faut que je passe au-dessus des difficultés, de la frustration, et que je garde cette implication. Là, on est dans l’euphorie, mais il est clair qu’on devra se pencher sur la question offensive.»
Le véritable maître du «je»
Beaucoup de choses dites en peu de mots. Déjà, il n’est pas un joueur qu’on remplace, mais un capitaine qui demande à sortir. Ensuite, il explique qu’il n’est pas un joueur qui s’écoute et entretient sa réputation, auquel cas il éviterait de mettre sous le nez des 12,7 millions de Français qui ont suivi France-Portugal à la télé vendredi l’ersatz du super-héros qatari qu’il promène sur les pelouses allemandes depuis trois semaines, les prises à deux des adversaires se faisant désormais rares. Bien au contraire. Mbappé se vit en leader portant bien au-delà de lui-même. Et voilà la très grande affaire de cet Euro tricolore, un happening que personne n’a vu venir : Mbappé n’est plus qu’à deux matchs de transformer un fiasco individuel avéré, son impuissance sur le terrain faisant foi, en triomphe commun. Il peine ? Il ne marque pas ? Par la grâce de la dimension collective du jeu, il peut faire de cet Euro allemand un accomplissement personnel.
On conçoit les difficultés à appréhender la chose. Depuis Paderborn ou Bad Lippspringe, elle ne fait cependant pas un pli. «J’ai côtoyé Kylian en club comme en sélection, témoignait dimanche l’attaquant parisien Randal Kolo Muani. L’ascendant qu’il a sur l’équipe est naturel pour lui. Il a aussi vécu beaucoup de choses, mais il est né pour tirer le groupe vers l’avant.» Le milieu Youssouf Fofana, sur le discours de Mbappé précédant les tirs au but contre les Portugais : «Kylian est parti trois fois en un contre un en finale de Coupe du monde [il a tiré et transformé trois penalties contre l’Albiceleste argentine à Doha, ndlr]. Je veux dire que quand il parle avant la séance, tu l’écoutes. Point barre. J’en pense autant sur Antoine [Griezmann], qui a accompli des choses exceptionnelles à très haut niveau. Est-ce qu’ils cherchent à se mettre en avant ou pas, est-ce qu’ils veulent s’imposer ou non… peu importe. Ce n’est même pas la question. Il y a ce qu’eux ont fait, et que les autres n’ont pas fait. Terminé.» Avant le Portugal, confronté à une question relative à son incapacité nouvelle à être servi dans la profondeur alors qu’il compte parmi les joueurs les plus rapides de la planète, Mbappé avait eu une réponse incroyable, à notre connaissance inédite à quelque échelle que cela soit : «Vous savez, avec les joueurs que j’ai aujourd’hui…» Que j’ai. Moi. Certains journalistes ont manqué de tomber de leur chaise. Les textos ont volé de partout. J’ai bien entendu ? Il a bien dit ça ? Oui. «Son» équipe. «Ses» joueurs. Et quel mal y a-t-il, de son point de vue ? Lorsqu’il cohabitait avec Neymar au Paris-Saint-Germain, son entourage nous avait éclairés lors de l’un de ces «penaltygates» dont le club de la capitale a le secret – la star brésilienne s’étant emparée du ballon alors que Mbappé avait au préalable été désigné comme tireur. Par ailleurs, l’international français venait de voir son bail prolongé à des conditions salariales que personne n’avait eues avant lui, même pas Lionel Messi au FC Barcelone. Que Neymar ait été meilleur tireur de penalty que lui, Mbappé pouvait en convenir. Mais, ajoutait-il, ce n’est pas la question. De par son contrat, les promesses qui lui avaient été faites et l’architecture du projet qui lui avait été vendu, il était, lui, l’homme clé des ambitions parisiennes. L’astre autour duquel les étoiles devaient tourner. Et le moins qu’il puisse faire en retour était d’assumer sur le terrain la charge du résultat.
Les penalties étaient donc pour lui. Une vision sur le fond proche de la façon dont travaillent les franchises américaines, qu’il s’agisse du basket (NBA), du hockey sur glace (NHL) ou du reste. Pour tout dire, la doxa du «tous égaux» fantasmée par le public français n’y résiste pas, taillée en pièces sur l’autel de l’iniquité de la répartition du talent. Partout où il passe, Mbappé est un contre-discours sur pieds. A Paderborn, son statut à part ridiculise un peu le discours d’un staff tricolore valorisant ceux qui ne jouent pas sous le motif qu’ils pourraient être utiles demain, ce que les concernés eux-mêmes ont du mal à croire. Le capitaine des Bleus est aussi le dernier à interroger publiquement une impuissance offensive (trois buts en cinq matchs, une misère) dont l’évocation crispe ses coéquipiers. Interrogé dimanche sur les difficultés de Mbappé et Griezmann, Fofana a fait une réponse à lui : «Si on est en demi-finale, c’est que leur niveau à eux [deux] suffit pour être là. Je ne vois pas pourquoi on chercherait la petite bête.»
Il s’en trouvera bien quelques-uns pour s’y mettre en cas de malheur contre l’Espagne à Munich. Sur un fil. Encore et toujours.
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