Opération Colombie


STUPÉFIANT! C’était il y a 30 ans. L’élite du cyclisme mondial se réunissait à Duitama, en pleine campagne colombienne, pour se frotter à la pluie, au froid et aux 2 831 mètres du col d’El Cogollo. Le tout en plein âge d’or de l’EPO, sur fond de narcotrafic, de menaces d’enlèvement et de liesse populaire. Retour sur les championnats du monde les plus fous de l’histoire, que seuls 20 coureurs terminèrent.

“On était à peine entrés dans nos chambres qu’on a entendu des coups de feu. Des gars s’étaient fait descendre devant la porte de l’hôtel. Ça commençait bien”
   - Philippe Dault, soigneur de l’équipe de France

À chaque tour, le peloton s’amenuise. 
Escartin et “El Chava” Jiménez surveillent Pantani, 
qui surveille Indurain, qui crève. 
Attaque des Suisses et de Konyshev. Réponse d’Olano.  
“Je les ai repris, puis j’ai bloqué la course”, relate l’Espagnol

“On ne va pas refaire le procès d’Hitler ni celui de l’UCI, mais la vérité,
de faire la Vuelta et de performer sans aucune préparation”
   - Pascal Richard, coureur suisse

18 Jun 2025 - Pédale!


A 52 ans, Laurent Roux a fini par s’en persuader: le sort s’acharne contre lui. Fin avril, son camion-remorque a pris feu au beau milieu d’une route forestière du Pays basque, et toute sa cargaison de paille avec. Quelques années plus tôt, déjà, l’ancien coureur de Castorama, reconverti dans le négoce de paille et de fourrage, avait été victime d’un incendie criminel dans son hangar du Gers, qui lui avait ensuite valu un redressement et une liquidation judiciaires. Une liste de mésaventures qui s’ajoutent à celles datant de ses années vélo: les deux contrôles positifs aux amphétamines –“Je sais parfaitement que je ne l’étais pas”–, les plusieurs mois de prison à Gradignan pour avoir revendu des produits dopants (les fameux “pots belges”) dans la région de Cahors, la dépression, l’addiction aux antidépresseurs, puis à la drogue. “Aujourd’hui, ça va, dit-il à bord de son nouveau camion. J’habite à Pau, je vais tous les jours acheter ma paille de l’autre côté des Pyrénées, et je parle même l’espagnol maintenant, .” encore aucune casserole. Grande promesse du cyclisme national, il faisait partie des sélectionnés pour représenter l’équipe de France aux championnats du monde de Duitama, en Colombie. Une folle aventure dont celui qui a passé sa vie à jouer avec le feu n’est évidemment pas revenu les mains vides. “Lors de notre séjour là-bas, on était logés dans un hôtel protégé par un grand mur, remet-il. Le soir, il y avait un couvre-feu, on n’avait pas le droit de sortir à cause des risques d’enlèvement. Même pour aller s’entraîner, on devait toujours être accompagnés de l’armée colombienne. Sauf que nous, on voulait rapporter de l’or.” de Richard Virenque, s’échappent et montent à bord d’un 4x4 “J’en suis revenu avec une chaîne en or, que je porte encore aujourd’hui autour du cou, et des boucles d’oreilles avec une émeraude au milieu pour mon épouse, vendeur de paille. Avec le recul, fallait être complètement inconscient.”

Deux jours après cette virée nocturne, le 8 octobre 1995, Roux et 97 autres inconscients s’élançaient de Duitama à l’assaut de ce que l’on considère encore 30 ans plus tard comme les championnats du monde sur route les plus durs de l’histoire.

Avec au menu 5460 mètres de dénivelé positif à travers un circuit de 17,7 kilomètres répété quinze fois, au milieu duquel se dressait le col d’El Cogollo, ses 2 831 mètres d’altitude et sa descente vertigineuse aux passages à 12 %. “C’est moi qui avais fait le tracé, rigole aujourd’hui l’ancien coureur Oliverio Rincon, qui a grandi dans la ferme familiale située dans la montée du Cogollo, et qui élève encore aujourd’hui vaches et chevaux à quelques kilomètres de là. J’étais la référence du cyclisme colombien à l’époque. L’idée était de faire le parcours le plus dur possible pour qu’il me soit favorable.” Problème: Rincon a beau avoir terminé le Giro à la cinquième place cette année-là, il est complètement cramé quand il rentre chez lui pour ces Mondiaux, la faute à un mois de septembre passé à chasser les adversaires de Laurent Jalabert sur la Vuelta –remportée par le Français devant Abraham Olano. Le grimpeur colombien de la ONCE fera e aux Mondiaux. Quasiment un exploit, quand on sait qu’ils ne seront que 20 rescapés à franchir la ligne d’arrivée.


Malgré la pluie battante et la cascade d’abandons, malgré les chiens errants abattus discrètement la veille pour limiter les risques d’accident, malgré les taux d’hématocrite à 60% et les rumeurs sur les kilos de coke qui circuleraient chaque soir dans les hôtels des délégations, la Colombie aura donc rempli son objectif: faire parler d’elle dans le reste du monde pour autre chose que ses cartels, sa guérilla et ses assassinats quotidiens. “Pour nous, c’était bien plus important que de décrocher une médaille à deux reprises, d’abord par l’Armée de libération nationale (ELN) puis par les FARC. parce que la plupart des délégations étaient venues un mois plus tôt pour s’adapter à l’altitude. Les coureurs ont donc pu nouer des liens avec la population, qui leur a réservé un accueil extraordinaire, et changer de regard sur la Colombie, qui commencé à voir plein d’équipes européennes venir faire leur pré-saison ici.”

Du Colorado au Cogollo

Le lobbying colombien pour faire venir le gratin du cyclisme mondial au pays de Pablo Escobar a commencé dès les années 1980, mais tout s’accélère au début des années 1990. Pendant que le gouvernement de César Gaviria et ses alliés américains traquent Don Pablo, ceux que l’on appelle les “escarabajos” (“scarabées”) continuent à bousculer le petit monde du vélo européen en grattant des victoires d’étape, des maillots à pois et des top 10 sur les grands tours. Après la quatrième place d’Alvaro Mejia aux championnats du monde de Stuttgart en 1991, la candidature colombienne se Hein Verbruggen, est invité à Bogota l’année suivante, où il observe Claudio Chiappucci prendre la deuxième place du Clasico RCN, la grande course à étapes nationale. Convaincue, l’UCI donne le département de Boyaca, au nord-est du pays, dans la branche des cartels de Cali et de Medellin. Loin de la civilisation, aussi.

“Il n’y avait rien ici, à part des vaches et des cochons, rigole encore Oliverio Rincon, qui s’est fait les jambes en allant distribuer à bicyclette le pain fabriqué à la ferme de ses parents. La route menant au sommet du Cogollo n’était pas asphaltée, aucun véhicule ne s’était jamais aventuré à monter. Tout a été fait à la dernière minute.” Avec quel argent? Selon la nationales, en particulier celles du tout-puissant groupe Ardila Lülle, omniprésent dans le sport et les médias, et maison mère des boissons gazeuses Postobon, sponsor de l’événement. “Sur place, on disait plutôt que c’était le cartel de Cali qui arrosait, se souvient de son côté Philippe Dault, soigneur charismatique de l’équipe de France. Ils construisaient la route la nuit –je le sais, parce que avec les mécanos, on faisait le mur, le soir, pour aller faire le tour des bars et danser la salsa. Un matin, on s’est réveillés, et paf! tout était goudronné.”

L’homme à tout faire du peloton, passé par Toshiba, RMO, Banesto et Castorama, avoue s’être retrouvé là un peu par hasard. Embauché quelques mois plus tôt par l’éphémère équipe du Groupement, lancée à l’été 1994 avec son casting XXL –“Leblanc, Van Poppel et Millar, pas David, mais l’autre”– avant de tirer le rideau moins d’un an plus tard, à trois jours du début du Tour, Philippe Dault est invité sur le gong par le DTN Patrick Cluzaud à bord d’un avion pour Colorado Springs, aux États-Unis, où la team France est envoyée pour un premier stage de préparation en altitude. Logés dans la station de pendant deux semaines des séances quotidiennes de

250 bornes au-dessus des 2 000 mètres. Ils y croisent des orignaux –nom donné aux élans en Amérique du Nord–, mais aussi le grand favori des Mondiaux, Miguel Indurain, accompagné de tous ses lieutenants de la Banesto. “Comme il ne fallait jamais redescendre sous les Colombie, on faisait tous les jours le même circuit, avec le même col et la même auberge pour déjeuner, où on n’avait le droit de manger que de la salade et des légumes, et depuis laquelle on voyait des types faire du ski en short, rapporte Laurent Roux. On avait À l’arrivée à Bogota, quelques jours avant les premières épreuves de contrela-montre (remportées par Indurain chez les hommes et Jeannie Longo chez les femmes), les jeunes pousses tricolores font d’emblée connaissance avec les coutumes locales de l’époque. “On était à peine entrés dans nos chambres qu’on a entendu des coups de feu, Philippe Dault. Des gars s’étaient fait descendre devant la porte de l’hôtel. Ça commençait bien.” Partis pour Duitama dès le lendemain, à bord d’un petit avion menaçant de s’écraser à tout moment, les Français atterrissent dans une tout autre Colombie, bien plus hospitalière malgré l’imposant dispositif de sécurité mis en place, et où les rejoignent depuis la Vuelta leur leader, Richard Virenque, et toute l’armada de Festina. “Tout le monde parlait d’un pays dangereux, mais sur place, on a surtout découvert un peuple chaleureux et passionné de vélo, et on a mangé de la très bonne viande”, retient Yvon Ledanois, alors coureur chez Gan, future Crédit Agricole.

Dopage mécanique pour le coureur de droite.

Entre les asados, les parties de cartes, les soirées salsa et les ruées vers l’or, les coureurs français préparent la course comme ils peuvent. Chacune de leurs sorties à vélo se fait en présence de deux militaires colombiens. “Au-delà d’un certain point, ils nous demandaient de faire demitour, relate Lylian Lebreton, benjamin des Bleus à Duitama. Résultat, on se croisait toute la journée avec les autres délégations, notamment les Espagnols, qu’on voyait de loin parce que eux avaient tout un contingent de l’armée pour les escorter.” Un jour, le groupe obtient l’autorisation de prendre encore un peu de hauteur, pour se tester, en s’attaquant à une montagne des environs de la ville. “On a commencé à grimper, et on a été incapables de , poursuit l’actuel directeur sportif de TotalEnergies. Avec l’altitude, .”

D’autres, pourtant, semblent très bien s’en sortir. C’est le milieu des années 1990, les cadors du peloton sont sponsorisés par le professeur Francesco Conconi et son disciple Michele Ferrari, et on s’injecte de l’EPO comme on ingurgiterait des Doliprane. Alors, à quoi Colorado et de Boyaca? C’est la question qu’assure se poser encore aujourd’hui le Suisse Pascal Richard, ancien grimpeur de MG, venu, lui, se préparer en Colombie aux côtés des Italiens et de leur star, Marco Pantani, maillot blanc et double vainqueur d’étapes sur le Tour cette année-là. “On ne va pas refaire le procès d’Hitler ni celui de l’UCI, démarre le champion olympique 1996, désormais gérant d’un cabinet d’architecture à Montreux. On sait qui est tombé ensuite, qui préparation. C’est comme faire l’Everest, faut respecter les temps d’acclimatation.”


Le pape fait 2.

“Le pire, c’était le froid”

Pipée ou pas, la course suscite une excitation jamais vue dans la paisible Duitama. La veille du grand départ, les fans investissent les bords de route et squattent les maisons en cours de construction le long de la montée du Cogollo. Les journalistes radio et télé chargés de couvrir l’événement en direct passent la nuit dans leurs voitures, garées derrière la ligne de départ de peur de se retrouver bloqués le lendemain par la foule, visiblement pas refroidie par la pluie. “Les conditions étaient dantesques, revit Lylian Lebreton, tombé d’entrée avec Laurent Madouas, un des gars à protéger en plus de Virenque. J’ai passé tout le premier tour à chasser pour ramener Laurent dans le peloton, puis c’était terminé pour moi. Trois semaines de stage intense pour quelques kilomètres de course à peine.” En charge ses hommes abandonner les uns après les autres, les poumons en feu. Alors, quand les habitants d’une maison voisine soigneur ne dit pas non. “Ils collectionnaient les pièces de monnaie, donc je leur ai laissé quelques francs.” Seul à l’avant depuis le troisième tour, Laurent Roux, lui, résiste jusqu’à la mi-course, avant de se faire logiquement rattraper, d’abandonner à son tour et de prendre une consignes de course. “À l’époque, j’étais encore à Castorama, et on venait de nous annoncer que l’équipe allait s’arrêter, se défend-il de ces Mondiaux pour sauver ma peau et choper un contrat. Et puis, même en me cachant toute la journée, qu’est-ce que j’aurais pu faire de plus pour Richard avec ce col infernal à monter à chaque tour?"

Les chasseurs de temps d’antenne télé écartés, le duel tant attendu entre Espagnols et Italiens peut commencer. Comme prévu, Fernando Escartin est le premier à entrer en action. “J’avais pour mission de durcir la course en prenant des échappées, pour forcer les Italiens à bouger et prendre des relais à l’avant, rejoue l’Aragonais, qui terminera 14e. Après, c’était à Abraham (Olano, ndlr) et Miguel (Indurain, ndlr) de jouer.” Le mano a mano avec Pantani est arbitré par ceux qui s’accrochent comme ils peuvent: Virenque, esseulé mais à la bagarre, comme toujours ; Rincon, “ironiquement en manque d’air” sur ses terres, mais “galvanisé par le public” ; le Russe Dimitri Konyshev, un passionné de lancer de nains, en quête du maillot arc-en-ciel depuis qu’il a terminé second à Chambéry en 1989; le Danois Rolf Sorensen, vice-champion olympique l’année suivante ; et donc les Suisses “d’Italie”, Mauro Gianetti, Felice Puttini et Pascal Richard. “Le pire, étroite et rapide, assure ce dernier, qui a ce jour-là passé sept heures sur au deuxième kilomètre. Gianni Bugno (son coéquipier chez MG, ndlr) –double champion du monde, quand même– était venu me voir pour dire qu’il laissait tomber. Il avait trop peur de tomber, avec la pluie.” À chaque tour, le peloton s’amenuise. Escartin et “El Chava” Jiménez surveillent Pantani, qui surveille Indurain, qui crève. Attaque des Suisses et de Konyshev. Réponse d’Olano. “Je les ai repris, puis j’ai bloqué la course, relate l’Espagnol. Je n’étais pas bien sur les premiers tours, le temps que le corps entre en action, mais là, j’ai senti que j’avais les jambes. Quand Miguel est revenu dans le groupe de tête, il a lancé un regard noir qui voulait tout dire à ceux qui l’avaient attaqué.”

Dès lors, Indurain se charge lui-même de contrôler l’allure, sautant dans les roues à la moindre velléité de départ. Sauf dans celle d’Olano, qui surprend tout le monde en attaquant dans l’avantdernier tour. “Le plan était clair: le leader, c’était Miguel, mais en fonction , révèle le Basque. Personne ne m’a suivi, et quand ils ont commencé à s’organiser pour revenir, ils sont tombés sur Miguel.” “Quand Olano est parti, Puttini aurait dû lever le cul et faire le travail, peste Pascal Richard. et des équipes comme l’Espagne, l’Italie ou la France: eux avaient des coureurs trois.” À deux kilomètres de l’arrivée, dernier rebondissement: Olano crève à l’arrière. “En bas, dans le virage du cimetière, précise l’Espagnol.

Je ne vois pas la voiture derrière, alors je mets tout le poids de mon corps vers l’avant et je fonce jusqu’au bout sans me retourner. Le vélo tremblait tellement que je n’ai pu lever qu’un seul bras sur la ligne d’arrivée.” Trente secondes derrière, Indurain règle le sprint, qu’il fête comme sa plus belle victoire. L’Espagne décroche le premier titre mondial sur route de son histoire, et repart de Colombie avec deux doublés après le contre-la-montre. Pascal Richard, lui, rentre avec ses regrets. e, c’est bien, mais putain, j’étais supérieur ce jour-là à tous ces mecs, “vainqueur naturel” de la course. Sur le coup, je me suis dit que j’étais con, que j’aurais dû faire comme eux.” L’équipe de France repart, elle, avec les bijoux en or de Laurent Roux, la sixième place de Richard Virenque et une question: et si Laurent Jalabert avait été là? “Je lui en avais parlé à l’époque, mais son objectif de la saison, c’était la Vuelta, et lui n’était pas fan de l’altitude son ex-coéquipier de la ONCE, Oliverio Rincon. Après, quand il a vu que c’était Olano le vainqueur, il a eu des regrets.” Trente ans plus tard, Jaja devrait avoir droit à une revanche. Ça se passera au mois de novembre prochain. “On va organiser une course amateurs dans le coin pour fêter l’anniversaire, annonce Rincon. Il m’a promis que cette fois, il viendrait.”


• TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR LR

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