Les jambes emplies d’âmes

Soudée, la fratrie Turgis, composée d’Anthony, Tanguy et Jimmy 

(de gauche à droite en haut, en 2015), 

a porté le cadet Anthony vers le succès hier à Troyes.

Après un début de saison compliqué, Anthony Turgis s’est offert le plus beau succès de sa carrière, porté par une famille de passionnés touchée par la malchance et une équipe Total Energies en danger.

8 Jul 2024 - L'Équipe

LUC HERINCX (avec R. D.)

Au bout d’une journée sèche et poussiéreuse comme le bouc blanchi de Mathieu Burgaudeau, le car des TotalEnergies s’est transformé en une oasis où il suffisait de caler un bidon sous les joues de Jean-René Bernaudeau et son staff pour retrouver un peu d’humidité. « Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de milliardaires qui puissent se payer les larmes de joie que j’ai aujourd’hui », s’émouvait le manager de l’équipe d’Anthony Turgis, avec une pensée immédiate pour l’entourage du vainqueur: «Turgis c’est une famille, c’est ses petits frères qui ont eu des problèmes de santé, c’est Rémy le père (dirigeant du club Linas-Montlhéry), c’est le bénévolat, c’est aider les gens qui font la base du sport de haut niveau. C’est une famille qui est bonne pour le cyclisme. »

"J’ai couru avec un frère dans chaque jambe" 

   - ANTHONY TURGIS

Présent au secteur gravel numéro 8, le père Turgis avouait avoir pleuré en entendant la victoire du fiston à la radio: « Avec sa maman, on était très émus. » Et la source de toutes ces émotions, Anthony, confiait enfin ce qui l’avait animé jusqu’au bout: « J’ai couru avec un frère dans chaque jambe.» 

Atteints d’une maladie cardiaque héréditaire, ses deux petits frères, Jimmy et Tanguy, ont dû mettre fin à leur carrière professionnelle en 2020 et 2018 et il est certain qu’hier, il fallait être au moins trois dans la tête et les cuisses pour garder son sangfroid et franchir la ligne devant Thomas Pidcock et Derek Gee après 200 bornes de bagarre sur la roche, en échappée. 

« J’ai pu prendre un peu de temps avec ma famille le matin, racontait Turgis, encore euphorique. Ça enlève du poids, du stress, on ne pense plus forcément à la course à ce moment-là, mais plutôt à des moments de bonheur. » Auxquels le coureur de classiques peut désormais ajouter cet exploit acquis à 30 ans, au moment où sa carrière semblait marquer un coup d’arrêt après avoir frôlé deux Monuments, le Tour des Flandres en 2020 (4e) et Milan-San Remo en 2022 (2e ). « J’y croyais, j’ai continué à travailler, travailler et travailler. Il y a des Tours que j’ai terminés en lambeaux, en boitant parfois plus que des personnes âgées que je croisais à l’hôtel, mais j’y ai toujours cru, disait le héros du jour en conférence de presse. L’année dernière, j’avais vu Geoffrey Soupe décrocher une victoire sur la Vuelta (lors de la 7e étape) et j’avais pleuré devant ma télé. Je comprends maintenant ce qu’il a vécu. »

Malade en début de saison, hors de forme, tombé sur À Travers la Flandre, embarqué pour la première fois chez Total dans un stage en altitude en Sierra Nevada au mois de mai, Turgis a aussi « délaissé les petites courses » pour s’offrir ce luxe, un jour, d’une victoire de prestige. Et « ça fait du bien parce que tout le monde l’a critiqué, se réjouissait Thomas Gachignard, son jeune coéquipier chez Total. Il n’a pas eu un début de saison facile… Ça va faire fermer un peu des bouches. C’est un super gars, qui bosse énormément, je suis super content. Le voir gagner, c’est comme si j’avais gagné! »

Et c’est comme s’il avait vraiment gagné car avec ce succès, TotalEnergies s’offre une bouffée d’oxygène dans la lutte aux points UCI et aux invitations sur les grandes courses. L’équipe de Bernaudeau n’avait conquis que trois victoires depuis janvier, aucune en World Tour, et sentait la menace de plus en plus pressante des autres équipes continentales (2e division professionnelle) pour sa participation au Tour de France, en témoigne son absence du Critérium du Dauphiné au profit des Uno-X Mobility et des Q. 36.5.

La remise en question devenait urgente. « On a un peu revu nos plans cette année avec une présélection de dix coureurs qui ont tous fait une préparation au Tour, expliquait le directeur sportif Benoît Génauzeau. On a assumé ce risque : on a été moins présents en mai et en juin mais on a tout fait pour regagner sur le Tour. On est le petit poucet, certains diront que ça ne sert à rien les échappées de Grelier, de Vercher… Ben notre idée c’est que le niveau est tellement élevé qu’on peut vite basculer dans la confidentialité sur le Tour, donc on essaie d’être acteurs. Et voilà aujourd’hui une récompense. »

Il a décroché son «diplôme de coureur»

L’équipe vendéenne comptait aussi sur Sandy Dujardin pour briller sur ce Tour mais le coureur de 27 ans s’est fracturé le radius et a couru toute la journée avec un poignet dans le plâtre. «Anthony l’a vengé ! » , souriait Bernaudeau. Ce fut peut-être une force mentale supplémentaire mais tous ces arguments risquent d’occulter les qualités techniques et physiques de Turgis. Celles d’un garçon 4x4, excellent pilote – vice-champion de France de cyclo-cross en cadets – et endurant – 2e de ParisRoubaix chez les juniors –, bâti pour les journées comme hier qui délivrent un «diplôme de coureur», pour reprendre l’expression de Bernaudeau. « Ça fait vingt-cinq ans que je fais du vélo, que je fais de plus en plus de kilomètres, racontait Turgis. Aujourd’hui, je pense être un coureur complet. Je sais ce qui me réussit le plus et je vais continuer comme ça. Je retournerai plus tard sur les pavés pour essayer de décrocher une classique, peu importe laquelle. »

S’imposer dans un groupe avec Jasper Stuyven et Ben Healy, devant un Mathieu Van der Poel en chasse-patate avec Biniam Girmay, c’est déjà comme gagner une classique. Mais passé au travers de la maladie de ses frères – «il n’a pas de traceur, expliquait son père, c’est ce qu’on souhaitait, qu’il y échappe » –, Turgis a encore de belles années devant lui, surtout s’ils sont plusieurs dans ses jambes.