Le miracle équatorien
Parler d’affaires ne m’intéresse pas,
je ne suis pas dans ce sport pour gagner de l’argent”
- Michel Deller, patron multimillionnaire du club



- Michel Deller, patron multimillionnaire du club
“Depuis qu’Independiente del Valle est là,
l’Équateur est devenu la troisième puissance
du continent derrière l’Argentine et le Brésil.
C’est un changement complet de logiciel, de mentalité”
- Jorge Célico, ex-sélectionneur des U20
“Certains gamins débarquent sans savoir lire ou faire une addition…
Ici, ils apprennent à gérer leur argent,
à bien s’exprimer face aux journalistes, à parler anglais.
Le plus dur, pour le joueur équatorien,
a toujours été de s’adapter à l’étranger”
- Gareth Espinoza, directeur du collège
1 Oct 2025 - So Foot
Par Thomas Broggini, à Quito (Équateur)
Objectif World Cup, épisode 2: Qualifié pour son premier mondial en 2002, l’Équateur est depuis sorti des bas-fonds du football international pour devenir une sélection redoutée sur tout le continent sud-américain. Une révolution qui doit tout, ou presque, au club d’Independiente del Valle et à son propriétaire, le roi du poulet Michel Deller.
Comme tous les gens de son rang, à savoir les multimillionnaires, Michel Deller est un homme que son cercle de collaborateurs qualifie d’“assez difficile à joindre”. L’agenda de celui que les Équatoriens aiment surnommer “le Steve Jobs du football” est pourtant relativement simple à suivre: à chaque sortie d’Independiente del Valle, le club qu’il a racheté en 2007 dans l’indifférence générale, Michel Deller est là, en tribune, ses cheveux bruns plaqués en arrière, ses lunettes rectangulaires sur le nez, les yeux rivés sur le terrain –un supporter lambda, en somme. C’est le cas ce mardi soir de mi-juillet dans les courants d’air frigorifiques des 2850 mètres d’altitude de Quito, où Independiente del Valle reçoit le Vasco de Gama à l’Estadio Olimpico Atahualpa, pour les barrages de la Copa Sudamericana. Dans son imperméable bleu nuit, le patron de 65 ans signe des ballons et des maillots en montant les marches vers son siège, tape la bise aux stadiers, salue chaque fan qui s’approche, enchaîne les selfies dans un sourire crispé, échange deux-trois mots avec des habitués et file enfin s’asseoir pour observer les siens laminer l’ancienne écurie de Dimitri Payet (4-0). Le businessman est la star, mais lui semble plutôt se considérer en mission.
Et qui c’est qui va devoir ramasser les confettis?
“Le football est ma passion depuis tout petit, se contente-t-il de rétorquer depuis les gradins clairsemés, d’où dépassent des grues, des arbres et des immeubles fatigués.
C’était même mon prétexte pour aller à l’école quand j’étais plus jeune et que je jouais gardien. Depuis, le virus ne m’a jamais quitté. Parler d’affaires ne m’intéresse pas, je ne suis pas dans ce sport pour gagner de l’argent.” Ce qui n’empêche pas ce “grand admirateur du jeu espagnol” d’avoir également mis la main sur le CD Numancia (D4 espagnole), en 2022, puis l’Atlético Huila (D2 colombienne), en 2023.
Drôle de personnage, Michel Deller. Un homme dont un intermédiaire ayant conclu divers deals avec lui explique qu’il est capable “de se pointer en tenue de camouflage dans l’un de ses propres centres commerciaux pour vérifier que le ménage a été bien fait, juste avant d’aller voir un match des U13 d’Independiente del Valle, dont il connaît le nom de chaque joueur”. De lui, on sait surtout qu’il compte parmi les plus grosses fortunes d’Amérique du Sud, grâce à des investissements dans l’immobilier, les centres commerciaux et des franchises de l’enseigne de fast-food KFC. Qu’il est “de confession juive”, né à Quito de parents germano-polonais expatriés en Équateur “pour fuir la Seconde Guerre mondiale”, et “à jamais reconnaissant” envers ce pays qui a accueilli sa famille. Et donc qu’il a révolutionné le football local en pariant il y a dix-huit ans sur un club de D3 sans palmarès, l’Independiente José Teran, fondé par un cordonnier en 1958 à Sangolquí (96 000 habitants), dans la banlieue sud de la capitale. Depuis, le roi des chicken wings semble courir après le temps perdu. Après deux montées en trois ans, une refonte du centre de formation et la mise en place d’un système de détection sur l’ensemble du territoire, Independiente del Valle est passé de l’anonymat au statut de puissance continentale. Finaliste de la Copa Libertadores en 2016, “IDV” a remporté deux Copa Sudamericana (2019, 2022), un titre de champion (2021) et une coupe d’Équateur (2022). Mieux encore: il a formé toutes les pépites actuelles du football local, qui s’installent les unes après les autres en Europe –Moisés Caicedo (Chelsea), Willian Pacho (PSG), Piero Hincapié (Arsenal), Kendry Paez (prêté à Strasbourg par Chelsea), Justin Lerma (futur Borussia Dortmund), Joel Ordonez (Club Bruges, pisté par l’OM cet été), Jhoanner Chavez (Lens)– et forment la base de la sélection, qui vient de terminer les qualifications pour le mondial 2026 à la deuxième place de la zone AmSud, devant la Colombie, l’Uruguay et le Brésil. Dans le fragile écosystème équatorien, c’est ce qu’on appelle un miracle.
“Entraîne-toi pendant qu’ils dorment”
Celui-ci commence en 2005, soit trois ans après la première qualification du pays pour une coupe du monde, conclue par une élimination sans frisson au premier tour. À l’époque, l’Équateur produit plus d’haltérophiles que de joueurs capables de placer le pays et ses 17 millions d’habitants sur la carte du football mondial: depuis Alberto Spencer, légende des années 60 et buteur du grand Penarol, seuls les raids supersoniques du latéral Antonio Valencia à Manchester United font parler de la Tri loin des Andes. C’est dans ce contexte que naît le projet Independiente del Valle, au bord de la main courante d’un modeste club amateur de Quito nommé Sociedad Deportiva Crack, où traîne fréquemment Santiago Morales, un banquier dingue de foot ayant étudié l’administration sportive sur les bancs de l’Institut Johan Cruyff, à Quito. “Mon fils et celui de Michel Deller jouaient ensemble dans cette équipe, rejoue l’actuel directeur général d’IDV.
Ici, c’est Versailles?
On est devenus amis.” Le duo passe des soirées à parler de foot, d’économie, des maux et du futur de leur pays, et arrive à cette conclusion: en Équateur, le talent est partout, mais il n’est mis en valeur nulle part. “Il manquait un vrai travail de détection et de formation, des infrastructures dignes de ce nom, un modèle de gestion, liste Morales. L’aventure a donc démarré comme ça. En fait, cette idée de racheter un club part avant tout d’une double frustration: celle de voir notre sélection souffrir et nos joueurs échouer à l’étranger.”
À l’ombre des cadors de Quito et Guayaquil, la doublette entrepreneur-banquier prépare donc sa révolution. Comme Marcelo Bielsa et son mentor Jorge Griffa vingt ans plus tôt en Argentine avec leur Newell’s Old Boys, elle quadrille le territoire et y envoie des scouts pour détecter les meilleurs jeunes éléments dans les trois berceaux traditionnels du foot national: les provinces d’Esmeraldas et de Guayas, particulièrement frappées par la pauvreté et la flambée de criminalité qui gangrène le pays ces dernières années, ainsi que la rurale vallée del Chota. Trois des territoires dans lesquels la part de la population afro-équatorienne est la plus représentée, dépassant largement la moyenne nationale (plus de 30% des habitants déclarent y appartenir, contre 4,8% dans tout le pays, selon les chiffres du dernier recensement en date de 2022). Un travail de fourmi déjà entamé à la fin des années 1980 par le Yougoslave Dusan Draskovic, sélectionneur de l’Équateur entre 1988 et 1993, mais resté au stade embryonnaire, faute de moyens et de réel soutien politique de la fédé. “Nous, on est un club à vocation sociale, d’où le fort sentiment d’identification à notre projet de la part des classes les plus délaissées, prétend aujourd’hui Gareth Espinoza, directeur du collège d’IDV. Certains gamins de 13 ou 14 ans débarquent ici sans savoir lire, écrire ou faire une addition. D’autres souffrent de la violence ou de la faim.
On les écoute beaucoup. Ce n’est pas une simple relation prof-élève… On leur apprend la discipline au sens large, mais aussi à gérer leur argent, à bien s’exprimer face aux journalistes, à parler anglais dans la perspective d’un futur transfert. Le plus dur, pour le joueur équatorien, a toujours été de s’adapter à l’étranger.”
Pour accueillir les pupilles de la nation, Michel Deller et son acolyte ont bâti ce qui se fait de mieux aujourd’hui dans le pays, et peut-être même dans toute l’Amérique du Sud. Le centre de formation new-look d’IDV se trouve à une trentaine de kilomètres de la capitale, sous le cagnard impitoyable de la vallée de los Chillos, dans les contreforts verdoyants des Andes. Financé entièrement par des fonds privés, le complexe ultra-moderne s’étale sur plus de 14 hectares. Sur ses murs sont peints à l’encre blanche le genre de slogans que l’on trouve habituellement dans les mauvais livres de développement personnel, “Entraîne-toi pendant qu’ils dorment”, “Étudie pendant qu’ils s’amusent” ou encore “Vis ce dont les autres rêvent”.
A l’intérieur du centre se croisent les U13, l’effectif professionnel ou des dirigeants, au pied de photos géantes des nouvelles idoles locales –Pacho, Caicedo, Hincapié… Plus loin se joue un match de championnat U17 sous l’oeil de recruteurs, de familles, et des pics enneigés délimitant l’horizon, en arrière-plan des fumées noires dégagées par une usine. Huit terrains, un collège, des dortoirs, des gymnases, des espaces de restauration, un stade flambant neuf de 12 000 places inauguré en 2021: le “village”, ultra-sécurisé, est “digne du top niveau européen”, juge Arkaitz Mota, le responsable espagnol du scouting d’IDV, passé par le Barça, le Real Madrid et l’Aspire Academy du Qatar (avec qui un partenariat a été signé fin 2015). “Les joueurs qui sont recrutés ici, entre 9 et 15 ans, sont placés dans des conditions extraordinaires pour réussir, appuie son compatriote Miguel Angel Ramirez, ancien directeur du centre de formation et coach de l’équipe première.
Ils vivent ici 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et bénéficient de l’accompagnement de tout un staff dédié: psychologues, tuteurs, professeurs, nutritionnistes… La discipline est non négociable.”
La fête est finie
Un ovni dans un foot sud-américain rongé par les dettes et obsédé par le court-terme. À Sangolqui, on laisse du temps aux jeunes du centre pour s’installer en équipe première et on ne vire pas l’entraîneur après trois défaites. “Jusqu’à l’arrivée d’IDV, qui a bénéficié d’un contexte favorable puisqu’il s’agit d’une institution sans pression populaire, ce qui lui permet de travailler calmement sans être guidée par l’immédiateté du résultat, notre football n’était porté par aucun projet clair”, constate Carlos Tenorio, membre des pionniers du mondial 2002 et auteur de 12 buts sous le maillot de la Tri. Après un “fort investissement initial”, Michel Deller assure aujourd’hui que son club s’appuie sur “de solides réserves et pas une seule dette”, grâce aux retombées issues de transferts juteux et “une gestion saine des ressources”. Environ un tiers du budget du club, qui oscille entre 10 et 12 millions de dollars annuels, est encore aujourd’hui consacré au coeur de son réacteur: la formation. “Les actionnaires ont également bénéficié de la dollarisation de l’économie, en 2000, qui a rendu plus attractif un championnat difficile, avec des changements de conditions climatiques importants, entre l’altitude, la chaleur, l’humidité, note l’agent d’un international équatorien. Il y a encore dix ans, tu rêvais de vendre un joueur au Mexique car c’était le summum. L’Europe n’était même pas envisageable. Désormais, les scouts de tous les grands clubs anglais, espagnols ou allemands scrutent chaque match d’IDV.” Pour mettre en avant ses joyaux, le club a carrément créé un tournoi international U18, la “Copa Mitad del mundo”, au cours duquel plus de 200 recruteurs du monde entier défilent chaque année. Résultat, un récent rapport du Centre international d’étude du sport (CIES) indique que l’Équateur a quasiment doublé son nombre de joueurs expatriés aux quatre coins de la planète en l’espace de cinq ans (de 54 en 2020 à 102 en 2025). “Les joueurs d’ici sont rapides, puissants et techniques, une combinaison fantastique au plus haut niveau, s’excite l’entraîneur argentin Jorge Célico, vainqueur du Sudamericano U20 (la Copa América des moins de 20 ans) en 2019 avec la Tri, puis troisième du mondial de la catégorie quatre mois plus tard, deux exploits inédits. Depuis qu’IDV est là, l’Équateur est devenu la troisième puissance du continent derrière l’Argentine et le Brésil. C’est un changement complet de logiciel, de mentalité. Avant, il y avait plus d’indiscipline et de goût pour la fête, moins d’ambition et de sérieux. C’est fini. Il ne manque plus qu’une performance en 2026 pour le prouver.”
Le banc de Chelsea.
C’est le revers de la hype. Si le regard du reste du monde sur le football équatorien a changé, c’est aussi le cas concernant les attentes des locaux. “Avant, on disait ‘On a joué comme jamais et perdu comme toujours’, comme une fatalité, résume le sociologue Fernando Carrion, enseignant à la Faculté latinoaméricaine de sciences sociales (Flacso), et supporter de la LDU de Quito. Puis est apparu le célèbre ‘Si, se puede’ (le ‘Yes we can’ hispanophone, ndlr), qui vient d’une position d’infériorité enracinée. Désormais, on sent bien que se qualifier pour un mondial n’est plus suffisant. Le public exige davantage.” L’élimination aux tirs au but en quarts de finale de la dernière Copa América par l’Albiceleste de Lionel Messi, qui aurait autrefois été qualifiée de défaite encourageante, a ainsi été vécue comme un échec, précipitant la démission du sélectionneur espagnol, Félix Sanchez Bas. Facilement qualifiée pour la WC 2026, notamment grâce à la solidité de sa défense (13 clean sheets en 18 matchs), la jeune Tri (moins de 25 ans de moyenne d’âge) du nouveau sélectionneur argentin Sebastian Beccacece, ex-adjoint de Sampaoli, est pourtant pointée du doigt pour son manque d’efficacité offensive. Rien de plus, pour Fernando Carrion, que la preuve que “l’Équateur est aujourd’hui devenu un vrai pays de football”.
- Alors, mission accomplie pour Michel Deller?
Pas tout à fait. Car s’il a enclenché le renouveau du football local, l’avènement du “projet IDV”, initié il y a vingt ans avec son ami Santiago Morales, coïncide aussi avec la plus grave crise sécuritaire de l’histoire du pays. Celui-ci se retrouve pris en étau entre les deux principaux producteurs de cocaïne du monde –la Colombie au nord, le Pérou au sud–, et convoité par les narcos pour ses ports stratégiques sur la côte pacifique et sa proximité avec le Canal de Panama. Suffisant pour devenir, en quelques années à peine, le pays le plus violent d’Amérique latine (19,27 homicides par jour recensés en 2024, soit six fois plus qu’en 2019). Le premier semestre de 2025 n’a guère été plus réjouissant, avec 4619 assassinats enregistrés, un record historique sur une telle période, malgré la guerre menée par le gouvernement de droite de Daniel Noboa contre les mafias. Ainsi, environ 70% de la poudre blanche produite dans le monde transite par ce territoire aujourd’hui aux mains des gangs dans ses zones les plus reculées, après avoir été longtemps réputé pour sa tranquillité, ses paysages grandioses et sa biodiversité unique, visibles de l’Amazonie aux îles Galapagos. “Même si mon rêve est que l’Équateur remporte un jour la coupe du monde avec une majorité de joueurs formés chez nous, ma plus grande fierté n’est pas de gagner des titres ou de fournir des joueurs à la sélection, lance Michel Deller avant de quitter les travées de l’Estadio Olimpico Atahualpa. C’est de transformer des vies à travers le football, d’apporter éducation, sécurité et nourriture à des gamins issus des secteurs les plus vulnérables. Si on arrive à faire ça, je peux mourir tranquille.” Le plus tard possible, quand même.
TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR TB
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