La journée du blanc
Le Tour emprunte pour la première fois aujourd’hui les pistes escarpées et caillouteuses des vignobles de Champagne, dans une étape qui pourrait ressembler à une miniclassique. Gare aux nombreux pièges d’un parcours de 2 000 m de dénivelé positif.
7 Jul 2024 - L'Équipe
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL - LAURENT CAMPISTRON
La journée du blanc
LOCHES-SUR-OURCE (AUBE) – Les familiers de ces chemins blancs qui dominent la Côte des Bar, ondoyants et séduisants traits d’union entre les différents vignobles de la région champenoise, sont formels : l’étape du jour, qui mènera les coureurs de Troyes à Troyes, en empruntant 14 secteurs de ces pistes laiteuses entre Bergères (km 47,3) et Saint-Parres-aux-Tertres (km 189,4), ne déterminera certainement pas le futur vainqueur du Tour, mais elle pourrait bien, en cas de grosse déconvenue, ôter toute chance à l’un ou plusieurs des prétendants à la victoire. Jean-Paul Richardot, 56ans, exploitant viticole à Loches-sur-Ource (Aube), heureux village de 350 âmes qui verra aujourd’hui le peloton le traverser à deux reprises à trente-cinq minutes d’intervalle, est l’un de ces familiers.
Ces chemins blancs, il les prend tous les jours pour aller tailler ses vignes l’hiver ou s’acquitter des travaux de palissage aux beaux jours (technique visant à tendre des fils entre les piquets pour bien structurer la vigne), comme aujourd’hui. Et quand il ne les utilise pas en voiture pour gagner ses cultures, il les parcourt à vélo électrique pour servir de guide à des clients venus déguster ou acheter une ou plusieurs des 80000 bouteilles de champagne que produit tous les ans son exploitation. «Ces chemins sont presque naturels, explique-t-il. On a tout sur place pour les réaliser. Dès qu’on retire 15 ou 20cm de terre, on tombe sur la roche, du tuf, des cailloux, du calcaire, et une fois tout ça décapé et broyé, on obtient nos chemins. Du coup, comme c’est du dur, jamais on ne s’enlise. Il peut tomber 30 millimètres d’eau, le chemin ne bougera pas.»
"Les leaders auront intérêt à être
entourés par leurs coéquipiers
pour récupérer leurs roues ou
même leur vélo en cas de crevaison
ou de problème technique"
- JEAN-PAUL RICHARDOT, EXPLOITANT VITICOLE
La pluie, justement, est tombée sur la Champagne hier. Comme souvent ces derniers mois, offrant encore un terrain favorable à la maladie ou aux champignons comme le mildiou qui rognent les grappes et les feuilles des vignes, laissant craindre bientôt l’une des pires récoltes de raisins de ces dernières années. Mais ce qui n’est pas bon pour le fruit l’est davantage pour le Tour de France, puisque l’humidité des 32 km de pistes parcourues aujourd’hui devrait empêcher la poussière de se soulever et de s’incruster dans les yeux, les narines ou la bouche des coureurs.
Mais d’autres dangers guettent, et pas des moindres. Eugène Richardot, 28ans, fils de Jean-Paul, a longtemps été coureur cycliste avant de rejoindre son père à l’exploitation. Il a fait une honnête carrière en amateur, en catégorie Élite, participant à descoursescommelaClassiquedesAlpes, le Tour du Val d’Aoste, le Tour du Beaujolais ou la Ronde de l’Isard. Eugène connaît les chemins blancs par coeur, il a grandi avec. Dès qu’il a su qu’ils seraient au menu de cette 9e étape du Tour, comme ils l’avaient déjà été lors de l’édition féminine de 2022, il a aussitôt chevauché son vélo pour les refaire en totalité à deux reprises, avec quelques potes. « Ce qui me fait peur, c’est qu’avant chaque chemin, il y a souvent des rétrécissements et des virages à 90 degrés, prévient-il. Quand les coureurs arriveront dans Loches, par exemple, ils devront prendre un S à un endroit où la route fait 2,50 m de large. Ils tourneront à gauche en équerre et monteront ensuitelabossepourarriversurlechemin.Ça veut dire que si t’es mal placé en bas, tu vas vite te retrouver distancé.»
Des airs de Strade Bianche et de Paris-Roubaix
À écouter les Richardot, cette étape de 199km, pourvue de plus de 2000m de dénivelé positif, devrait ressembler à une mini-classique du printemps. À des Strade Bianche light, en quelque sorte. Voire à un Paris-Roubaix avec des cailloux blancs à la place des pavés. En haut de la côte de Loches (km 118,6), une fois gravi le terrible raidard goudronné à 20%, le chemin blanc du secteur 10 qui serpente entre des vignes, des bois et des champs de noyers ou de colzas à perte de vue n’a pourtant rien de repoussant. Il aurait pu inspirer au contraire un beau décor au talent impressionniste d’Auguste Renoir, dont la sépulture repose à Essoyes, à quelques kilomètres de là. Mais ce n’est qu’une illusion. «Les chemins ont été retravaillés en vue de la course, mais ils ne sont pas complètement stabilisés, observe Eugène. Il peut y avoir des cailloux qui ressortent. Gare aux crevaisons.»
Pour Jean-Paul, les coureurs auront plutôt intérêt à se suivre en file indienne sur les deux bandes de roulement situées de part et d’autre des chemins. «Comme les cailloux y sont bien tassés, il n’y a pas de trous, dit-il. En revanche, si tu t’écartes de ces deux passages-là, tu te retrouves dans une zone un peu plus molle ou ravinée, surtout après une journée de pluie, avec le risque de t’enliser, de glisser et de perdre de la vitesse. À mon avis, les leaders auront intérêt à être entourés par leurs coéquipiers pour récupérer leurs roues ou même leur vélo en cas de crevaison ou de problème technique, parce qu’avec 2000m de dénivelé positif, le peloton va s’étirer à l’infini, et il ne sera pas facile aux voitures de se frayer un chemin jusqu’aux coureurs. Si un leader crève deux ou trois fois de suite, il y aura des bordures. Les mecs ne vont pas s’attendre.»
Mathieu Van der Poel sur son terrain favori
Toutes les équipes ont évidemment reconnu cette étape bien en amont de l’épreuve. Elles en sont peut-être reparties avec quelques caisses de bon champagne, mais plus sûrement avec la certitude que ces chemins blancs pourraient réellement peser sur la suite du Tour. « Le parcours n’est jamais plat, rappelle Eugène Richardot. C’est dur du début à la fin, même s’il y a moins de dénivelé en bout d’étape. En fait, c’est la succession de relances après chaque chemin qui fait mal aux jambes. Tu dois presque t’arrêter pour tourner, tu fais le chemin à fond, tu ressors, tu relances à fond pour te replacer, et ainsi de suite. En fait, c’est tellement technique et sinueux que c’est vachement cassant.»
Tous voient un costaud s’imposer, un type qui aurait fait ses classes dans le cyclo-cross, par exemple, comme le champion du monde néerlandais Mathieu Van der Poel (Alpecin-Deceuninck). «Avec des montées à 20%, il va mettre des “chiches” de l’espace à tout le monde, suppose Eugène. Je le vois davantage gagner que Wout Van Aert (Visma-Lease a bike), qui devra peutêtre rester autour de son leader Jonas Vingegaard. » Jean-Paul, le paternel, miserait bien sur l’ancien champion de France Valentin Madouas (Groupama-FDJ), dont le profil de puncheur colle assez bien à un tel parcours, ou sur un sprinteur capable de bien passer les bosses. « Si ça arrive au sprint, avec 30 ou 50 coureurs pour la gagne, Arnaud Démare (Arkea-B & B Hotels) aura aussi un coup à jouer. Il est suffisamment puissant pour dompter ces chemins.»
Loches-sur-Ource a prévu d’installer un écran géant au milieu du village pour suivre la course. Les Richardot y seront un moment avant, sans doute, d’enfourcher leurs vélos électriques pour rejoindre les hauteurs et être au plus près des coureurs, au bord des chemins blancs, quand la grosse bagarre débutera. «Ça sera une très belle étape» , promettent-ils en choeur, si fiers de voir une partie de leur cadre de vie aussi joliment exposée.
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