C’est le watt qu’ils préfèrent
Tout en puissance, Mathieu Van der Poel (à gauche) avait devancé Tadej Pogacar au sprint à Boulogne-sur-Mer lors de la deuxième étape, le 6 juillet.
En course, en conférence de presse, sur les réseaux, la mesure de la puissance tient une place centrale dans la vie du Tour. Éclairage sur cette donnée qui fait la loi dans le peloton.
"Ça permet d’évaluer ce qui était subjectif à l’époque,
quand les coureurs écoutaient leurs sensations"
- ROBIN, MAXIME DIRECTEUR DE LA
PERFORMANCE CHEZ TOTAL ENERGIES
"C’est parce que chaque coureur connaît ses seuils qu’on
a souvent des scénarios de course où le peloton avance à allure régulière,
sans qu’il ne se passe grand-chose jusqu’à la dernière heure"
- JEAN-BAPTISTE QUICLET, DIRECTEUR DE LA
PERFORMANCE CHEZ DECATHLON-AG2R
17 Jul 2025 - L'Équipe
ALEX BARDOT
TOULOUSE – C’est Kévin Vauquelin, après le chrono de Caen, le 9 juillet, qui raconte : « Dès qu’il y avait du public, je voyais mes watts qui montaient. » C’est Warren Barguil qui, pour témoigner de la vitesse dans la côte de la Rançonnière, sur la route de Vire (jeudi dernier), disait avoir réalisé « pas loin d’un record de watts » . C’est Matteo Jorgenson qui, le matin de l’étape du puy de Sancy (lundi), prédit « un festival de watts » . C’est, enfin, Jonathan Vaughters, manager d’EF Education-EasyPost, qui raconte avoir réalisé une analyse comparative entre Ben Healy et Quinn Simmons lors de leur échappée sur les routes d’Auvergne : « Ben a produit 75 watts de moins sur la durée de l’étape, c’est remarquable, ça montre à quel point il est aérodynamique. » Ce n’est pas la première fois que le milieu du vélo s’empare d’un terme scientifique, mais la place prise par les watts dans le quotidien et dans les discours du peloton est sans équivalent. Ils sont partout. Dans chaque calcul de position, de matériel, de textile. Sur les comptes Strava ou Instagram des coureurs, à l’image de Wout Van Aert, qui avait posté une capture de son record sur dix minutes lors du Tour d’Italie (518 W).
Et aussi sur les réseaux sociaux de certains observateurs du cyclisme qui, aujourd’hui, à l’issue de la montée vers Hautacam et comme pour chaque étape de montagne depuis plusieurs années, vont tenter d’estimer la puissance développée par les favoris du classement général et en tirer des conclusions sur la « normalité » de leurs performances.
Les watts ont bouleversé la manière d’analyser les performances. Les kilomètres/heure ne comptent plus, et les minutes ne sont qu’un indicateur d’écart. « Les watts, c’est l’expression la plus factuelle de la dépense énergétique et de la performance athlétique d’un coureur, car elle n’est pas impactée par l’environnement, la météo, la vitesse du vent, comme peuvent l’être les kilomètres/ heure », décrit Jean-Baptiste Quiclet, directeur de la performance de Decathlon-AG2R La Mondiale.
« Ça permet d’évaluer ce qui était subjectif à l’époque, quand les coureurs écoutaient leurs sensations, disaient juste d’une course qu’elle était facile ou difficile, explique Maxime Robin, son homologue chez TotalEnergies. Maintenant, avec les capteurs, on peut mesurer les efforts faits. »
Apparus dans les années 1990, les watts ont gagné toutes les strates du peloton entre 2010 et 2012, quand les premiers capteurs fiables sont arrivés sur le marché. Placés sur le pédalier, ils en mesurent la déformation à chaque coup de pédale, et peuvent ainsi déterminer la force exprimée par le coureur. Multipliée par la cadence (le nombre de coups de pédale), cela donne une valeur de puissance, qui s’exprime donc en watts et s’affiche en temps réel sur les compteurs des coureurs.
En course, l’usage varie selon les individus. Si Barguil avait regardé combien il avait poussé à la Rançonnière, d’autres y prêtent moins d’attention. « Je préfère courir avec mes sensations », témoigne Matteo Vercher (TotalEnergies). « Quand il faut vraiment gérer un effort, j’essaie de regarder, dit Alex Baudin (EF Education-EasyPost). Mais on n’a pas toujours le temps quand on est à fond. En revanche, j’aime bien analyser après, avec les segments Strava, en comparant avec les autres. Et on s’en sert beaucoup à l’entraînement. »
C’est même là, aux yeux des coureurs et de leur encadrement, que les watts comptent le plus. « Avec cette donnée, éclaire Maxime Robin, on évalue le profil des coureurs ainsi que les courses selon leurs exigences en termes de puissance, et ensuite on planifie les séances. »
Si le peloton des années 2010 a pu tiquer à l’apparition des watts, désormais, même les moins scientifiques des coureurs ont totalement adopté les données de puissance. Tous connaissent sur le bout des doigts leurs records de watts sur des durées variées, et savent aussi les besoins des différents niveaux de compétitions. « Le niveau World Tour, c’est 1500-1700 watts sur une à cinq se
condes pour un sprinteur, indique Jean-Baptiste Quiclet. Un puncheur, ça va être à peu près 1000 watts sur trente secondes. Un puncheur-grimpeur, ça peut être plus de 500 watts sur trois minutes… » « On se connaît tous très bien, mais on sait aussi que les données varient avec la fatigue, précise Baudin, excellent dans l’échappée qui a permis à son leader, Healy, de s’emparer du maillot jaune, lundi. On ne peut pas produire les mêmes puissances après le dixième jour de course, et je l’ai senti dans l’échappée, il y avait de la fatigue dans les jambes. »
Raison pour laquelle « le concept en vogue », selon Quiclet, est de déterminer les records de puissance en prenant en compte différents niveaux de fatigue. « On a été obligés de définir ça parce qu’on s’est rendu compte que beaucoup de coureurs étaient d’un niveau proche quand ils sont frais, alors qu’il n’y en a qu’un seul qui gagne. Ça signifie qu’il y a une interaction avec l’énergie dépensée en amont. En fait, chaque coureur n’a pas un seul profil de puissance, mais des profils de puissance selon l’énergie dépensée au long de la course. Donc un record sur cinq minutes après 2000kilojoules dépensés, après 3000 kilojoules, etc. »
Tant de données, ça fera frissonner de dégoût les plus anciens, comme Bernard Hinault, qui déteste l’idée que les capteurs puissent remplacer le sens tactique et le panache. Il est indéniable que les watts influent sur les comportements en course. « C’est parce que chaque coureur connaît ses seuils qu’on a souvent des scénarios de course où le peloton avance à allure régulière, sans qu’il ne se passe grand-chose jusqu’à la dernière heure, note Quiclet. Puis soudain, quand beaucoup ont brûlé l’énergie disponible, les meilleurs accélèrent et ça explose de partout. » Mais ce début de Tour animé montre aussi que le cyclisme moderne n’est pas corseté. Comme si la fine connaissance de leur potentiel en watts montrait aux coureurs, en miroir de leurs limites, ce dont ils sont capables.
***
Des estimations vraiment fiables ?
Les meilleurs coureurs du monde ne rendant pas publiques leurs données de puissance, des observateurs se sont mis à les estimer. Et leurs chiffres créent le débat.
“Entre nos calculs et les chiffres d’un capteur,
la marge d’erreur n’était que de 2 % max"
- ALBAN LORENZINI, TITU'LAI'RE D'UN COMPTE QUI
ESTIME LES WATTS DÉVELOPPÉS PAR DES COUREURS
A. Ba., à Toulouse
Pour certains, comme Kévin Vauquelin, pas besoin d’équations savantes, tout est sur Strava. «Ce serait bien que beaucoup de coureurs fassent pareil, ça éviterait les discussions de comptoir», affirme son entraîneur, Kevin Rinaldi. Mais Tadej Pogacar et les cadors du peloton ne rendent pas leurs données de watts publiques. D’autres se chargent donc d’essayer de les calculer. Sur les réseaux sociaux, plusieurs comptes publient des estimations des performances réalisées en prenant comme unité les watts étalons (calcul pour un coureur de 70 kg) ou les watts par kilos (puissance en rapport avec le poids estimé du coureur). Selon le résultat, ils en concluent à la «normalité» d’une perf ou à son «anormalité».
Peut-on vraiment calculer la puissance d’un coureur sans les données de son capteur ? La question agite le milieu, d’autant plus que les chiffres avancés pour certains coureurs sont énormes, parfois sans précédent hors époque EPO, ou indiquent des progressions fulgurantes. Depuis le peloton, Alex Baudin, qui publie ses watts, a noté que les données pour des coureurs qu’il connaît « étaient pas loin de la réalité, mais souvent un peu surestimées» .
Jean-Baptiste Quiclet, directeur de la performance chez Decathlon-AG2R La Mondiale, trouve l’entreprise trop délicate, «parce qu’il faut prendre en compte le rendement extrinsèque (l’équipement, l’environnement, les conditions météo…) et intrinsèque du coureur », c’est-à-dire l’efficience réelle de son coup de pédale. « Il est très confusant de comparer les générations au vu de l’évolution du matériel», ajoute-t-il.
Alban Lorenzini, ancien ingénieur, luimême entraîneur et titulaire d’un compte qui se penche sur ces questions de watts, juge que «les estimations sont fiables. Il peut y avoir des petites dispersions, liées au poids du coureur. Mais quand on a comparé nos calculs avec les chiffres d’un capteur, la marge d’erreur n’était que de 2 % max. On utilise des cartes IGN pour les pentes, Infoclimat pour les stations météo, on prend en compte le poids du coureur, du vélo, son aérodynamisme, le rendement de la route, on a modélisé l’aspiration… Et quand les conditions ne sont pas réunies, on ne calcule pas».
L’an dernier, après la montée du plateau de Beille, Jonas Vingegaard a donné du crédit au travail des «chasseurs de watts» en qualifiant de «très précis» le chiffre extraordinaire de 6,85 W/kg calculé par le site Lanterne Rouge. Mais tant que les données officielles ne seront pas publiées, le débat se poursuivra.
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