Tour de France: Tadej Pogacar face au miroir de sa démesure
Tour de France : les enjeux d’un parcours 100 % français
Le Slovène s’élancera de Lille en immense favori. Mais la route d’une quatrième victoire sera semée d’embûches.
«On peut facilement perdre le Tour lors des dix premières journées.
Il ne faut pas tout gâcher et préserver les jambes,
éviter la malchance, les incidents, survivre.
Mais il y a aussi des possibilités avec des arrivées difficiles,
pas vraiment de sprints purs, un contre-la-montre.
Mon objectif est de gagner du temps»
- Tadej Pogacar
5 Jul 2025 - Le Figaro
Jean-Julien Ezvan - Envoyé spécial à Lille
À la poursuite de Tadej Pogacar, l’homme qui a froissé les habitudes. Longtemps, le Tour de France a été une oeuvre d’imagination qui infusait à l’ombre d’une journée de travail ou de vacances, se lisait, s’écoutait, avant une plongée télévisée dans les quinze derniers kilomètres seulement. Le pouls d’une retransmission en noir et blanc, après le générique de l’eurovision, le Te Deum de Charpentier s’accélérait pour faire le lien entre rêve et réalité. Le Tour offrait du temps, du mystère, du rêve. Mais, depuis 2017, l’événement entre en trombe dans les foyers, avec toutes les étapes en intégralité. Et Tadej Pogacar a pris l’habitude de traverser les persiennes, de déchirer les stores, d’arracher les rideaux pour interrompre la sieste et, d’un coup de fouet et dans un immense courant d’air, se lancer à l’attaque, ventre à terre. Avec lui, la foudre tombe sans prévenir. Et ces rivaux abandonnés, démunis, aperçoivent un dos. Avant, à bout de souffle, de courir après un souvenir. Joues lisses, visage enfantin, sourire désarmant, toujours une mèche rebelle qui sort du casque, Tadej Pogacar est un monstre. D’efficacité. Il s’élancera de Lille, ce samedi, habillé du costume de grand favori, visera un quatrième titre sur le Tour (après 2020, 2021 et 2024). Pour rejoindre Chris Froome. Et se poser à une marche des recordmen Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Miguel Indurain.
Le Slovène (26 ans) a débarqué sur le Tour de France, en 2020, armé de l’insouciance de la jeunesse. Il a, dans une version restaurée du déchirant et historique duel Lemond-fignon 1989 (séparés par 8 secondes sur les Champs-élysées), renversé son aîné et compatriote Primoz Roglic la veille du défilé à Paris, pour devenir le premier Slovène vainqueur de la Grande Boucle. Lauréat dès sa première apparition, comme Robic, Coppi, Koblet, Anquetil, Gimondi, Merckx, Hinault et Fignon. Avant de vite étendre son royaume. En imposant la manière forte. Avec, en toute saison, des échappées à l’ampleur longtemps oubliée qui marquent les esprits et les corps, jusqu’à creuser un monde d’écart : 100 km lors des championnats du monde de Zurich en 2024, 80 km lors des Strade Bianche 2024, 35 km lors d’une victoire sur la 20e étape de la Vuelta 2019, son premier grand tour, 17 km lors du Tour des Flandres 2023… Convoquant les exploits d’eddy Merckx (Tour des Flandres 1969 ou Luchon-mourenx dans le Tour 1969), Fausto Coppi (Milan-san Remo 1946 et la Flèche wallonne 1950) ou Bernard Hinault (Liège-bastogne-liège en 1980)… Réconciliant deux mondes qui avaient pris l’habitude de ne plus s’affronter : les spécialistes de grands tours et les adeptes des classiques. Depuis des mois, Tadej Pogacar, démiurge de lumière et d’ombre, règne sans partage. Tout terrain. En toute saison.
Cette année, il compte déjà 11 victoires, s’est imposé sur les Strade Bianche, le Tour des Flandres, la Flèche wallonne et Liège-bastogne-liège, a survolé le Critérium du Dauphiné, a failli transformer la découverte de Paris-roubaix en coup de maître (2e) et est (une nouvelle fois) sorti frustré de Milan-san Remo (3e). Une régularité stupéfiante à l’heure de débouler sur le Tour, où il a déjà collectionné 17 victoires d’étapes (dont 6 en 2024) et 40 jours en jaune (dont 19 en 2024), mais aussi connu le parfum amer de la douleur de la chute qui endurcit. Battu par le Danois Jonas Vingegaard (en 2022 et 2023), qui sera la tête d’affiche d’un petit groupe de candidats rêvant d’une destitution. Alors, s’il fallait trouver une faille dans la cuirasse du Slovène, elle ne viendrait pas de son équipe, composée pour le servir; au pied d’un nouveau défi, son principal rival est probablement lui-même. Sa domination et un soupçon de suffisance lors de ses dernières victoires ont surpris. La réussite a peut-être construit un confort dangereux, imperceptiblement érodé sa motivation. La facilité et l’excès de confiance ont peut-être fait un peu de place à la fragilité. Jonas Vingegaard (vainqueur du Tour en 2022 et 2023), sans tapage, bâtit dans son ombre une montée en puissance devant servir ses desseins sur le Tour. Parviendra-t-il à rejouer la fable de la cigale et de la fourmi quand, au départ de Lille, Tadej Pogacar est la cible de tous les regards?
Le leader de l’équipe UAE Team Emirates-XRG présente: «Ces cinq dernières années ont été très intenses entre Jonas et moi. C’est une belle rivalité. Cette année, cela pourrait être, plus ou moins, identique. Beaucoup de choses peuvent se passer sur une course aussi longue. Je me réjouis de me battre contre un Jonas en grande forme. Ce sera un beau Tour, un beau mois pour les spectateurs et les téléspectateurs. J’espère être à la hauteur des attentes.» Sur un tracé qui l’inspire et dont il cible sans peine la multitude de pièges : « On peut facilement perdre le Tour lors des dix premières journées. Il ne faut pas tout gâcher et préserver les jambes, éviter la malchance, les incidents, survivre. Mais il y a aussi des possibilités avec des arrivées difficiles, pas vraiment de sprints purs, un contre-la-montre (à Caen). Mon objectif est de gagner du temps.»
Vainqueur du Tour de l’avenir en 2018, Tadej Pogacar escalade depuis une nouvelle marche chaque année. Bernard Hinault assure : «C’est le champion de sa génération et il fait déjà partie de la classe des grands. Le plus grand? On ne peut pas comparer les époques. Parce que ce ne sont pas les mêmes vélos, les mêmes méthodes d’entraînement. Mais c’est le grand champion des années 2000, 2020, 2030… Parce que sa carrière est loin d’être finie, à moins d’un accident. Quand on le voit partir, on sent qu’il prend plaisir à faire du vélo, c’est ce qu’il fait qu’il durera longtemps. Sa force ? Être un attaquant, être un guerrier, oser faire des choses que les autres n’osent pas faire… »
«Anquetil», c’est l’inscription en lettres capitales découverte par Hugues Siptrott il y a de longues années dans la cave d’un hameau qui deviendrait le fief d’une famille d’artistes au fond d’une forêt des Vosges du Nord. L’inscription se patine avec le temps, mais un regard suffit à raviver les souvenirs. C’est ce qui attend le vainqueur du Tour. La postérité. Qui pourra s’inviter sur de nombreux supports pour traverser les années. Tadej Pogacar, une cible, un arc-en-ciel face au défi du temps. Sur les épaules du Slovène se posent une ambition personnelle démesurée, un défi sportif, des responsabilités économiques et éthiques quand ses liaisons dangereuses remontent régulièrement à la surface. Le cyclisme a trop souffert des affaires de dopage pour ne pas observer un indispensable devoir de vigilance face à l’état destructeur d’un climat de suspicion latent.
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