Giorgio Armani, us et costumes
Il a réinventé le costume masculin, habillé les femmes avec des pièces réservées aux hommes : le couturier italien, indépendant jusqu’au bout, est mort jeudi à 91 ans.
«Trop a été fait trop vite, chacun cherchant toujours à produire
quelque chose de nouveau. C’est le côté négatif de la mode,
qui la rend un peu ridicule aujourd’hui.»
- Giorgio Armani
5 Sep 2025 - Libération
Par Marie Ottavi
Qui n’a pas connu les années 80 ne réalise pas tout à fait ce qui disparaît aujourd’hui avec Giorgio Armani, mort à 91 ans, jeudi. Heureusement, restent des vêtements, une attitude et des films où le style Armani aura marqué les esprits d’une génération. Avant la série Miami Vice et ses total looks, un long-métrage a révélé plus qu’aucun autre l’allure que le couturier a déversée sur les eighties : American Gigolo.
Dans le film – ultradaté – de Paul Schrader, sorti en 1980, Richard Gere vend ses charmes à des femmes esseulées issues des beaux quartiers de Los Angeles. Gere, alors nouvelle star de Hollywood, rentre dans son personnage au moment où il revêt ses vestes en lin et part à l’assaut de la gent féminine. Il porte le costume fluide et confortable, un peu trop large aux épaules, qui lui donne de l’assurance, pas seulement vestimentaire. Vestes à double boutonnage aux matières nobles, chemises souples et ouvertes sur la poitrine ou portées avec une cravate coordonnée, la garde-robe de cette gueule d’ange à la vie dissolue aura fait le succès de la griffe née à peine cinq ans plus tôt.
La sensualité de l’acteur a ainsi déposé sur la marque italienne une aura de glam mêlée à ce qui définissait ces années plus sulfureuses et matérialistes que d’autres : excès, pouvoir, séduction.
La légende dit que Bob LeMond, l’agent de John Travolta, initialement prévu pour le rôle, avait exigé que John T. porte du Armani dans le film et l’avait fait inscrire au contrat. Travolta, effrayé par ce rôle sulfureux, est finalement parti sur d’autres projets. Giorgio Armani, lui, est resté. Après American Gigolo, plus rien n’a été comme avant pour l’Italien devenu le couturier qu’il fallait porter. L’Amérique lui a ouvert les bras, à commencer par Wall Street et ses fantoches, férus de power suit.
Gravement brûlé à 9 ans
Sur ce chic décontracté qu’il a accolé à un tailoring italien, Giorgio Armani, qui ne portait jamais de veste, a bâti un empire et une légende. Indépendant jusqu’à la fin de sa vie, il a mené ses affaires d’une main de maître, démultipliant les lignes bis (d’Emporio Armani à la fameuse EA7 à l’esprit sport), maniant habilement la licence, se diversifiant dans les parfums, les hôtels, la déco, la restauration et les cosmétiques en licence avec L’Oréal, organisant des défilés gigantesques et fort longs. Il fut l’un des premiers à avoir le bon sens d’orchestrer à huis clos et en streaming son défilé milanais en février 2020 alors que l’épidémie de Covid en était à ses balbutiements. Le grand fait d’armes de Giorgio Armani, c’est sa longévité à la tête de sa griffe. Il y avait Karl Lagerfeld, disparu en février 2019 à l’âge de 85 ans alors qu’il oeuvrait toujours à la tête de Chanel, Fendi, et de sa propre marque ; puis Pierre Cardin, mort en décembre 2020 à l’âge de 98 ans. Restait Giorgio Armani, bronzé toute l’année, solide comme un roc, loup solitaire à la chevelure argentée.
Armani a commencé sa carrière sur le tard, à 40 ans, l’âge mûr et du goût sûr. Son histoire commence le 11 juillet 1934 à Piacenza, en Emilie-Romagne, l’une des régions les plus riches d’Italie. Issu d’une famille pauvre, il est élevé avec son frère et sa soeur par un père comptable et une mère adorée, dédiée à sa progéniture. La Seconde Guerre mondiale débute alors qu’il n’a que 5 ans. Il assiste au bombardement de son quartier et voit sa maison en partie détruite. Toute sa vie restera marquée par le conflit. «J’ai été conditionné» par la guerre, disait-il.
Il s’évade en regardant des films, et passe tous ses dimanches à rêver d’Amérique au cinéma du quartier. A 9 ans, sur le chemin qui mène à la salle de cinéma, il croise sa bande de copains qui s’amuse à secouer un sac de poudre à canon. Il explose entre leurs mains. Gravement brûlé, Giorgio perd la vue plusieurs jours et passe de longues semaines à l’hôpital plongé dans une cuve d’alcool pur pour aider sa peau à cicatriser. La marque d’une boucle de chaussures est restée gravée sur l’un de ses pieds. Le cadet de la famille Armani voue un culte à sa mère, une taiseuse avare de gestes tendres, «dure» dit-il mais attentionnée, qui lui a tout appris en termes de style et de morale. Maria élève seule ses enfants quand Ugo, le père, meurt. Giorgio pense d’abord devenir médecin, mais il abandonne ses études, trop longues et coûteuses. Après son service militaire, il part pour Milan où il est engagé à la Rinascente, grand magasin haut de gamme et coeur battant de la mode d’alors. C’est là que son talent va se déployer. Pendant vingt ans, il gravit tous les échelons, passe d’un modeste poste de photographe à scénographe de vitrines jusqu’à devenir acheteur pour le département hommes de l’enseigne.
Giorgio tape dans l’oeil de Nino Cerruti qui l’engage au début des années 60. Il se spécialise dans le choix des tissus et les négocie. Il parfait son savoir des matières et des couleurs à la tête des collections masculines de la griffe Hitman, avant de quitter son poste pour oeuvrer en freelance. Au même moment, il tombe amoureux de Sergio Galeotti, un jeune architecte de onze ans son cadet, après avoir vécu une histoire d’amour avec une femme. Armani décide de se mettre à son compte, lance sa maison en 1975 avec son compagnon et 10 000 dollars en poche (la légende dit que la somme provenait de la vente de leur Volkswagen). Sergio lui conseille de donner son propre nom à la marque.
SANS EXCÈS CRÉATIF
Tous deux forment un duo imparable: Giorgio se concentre sur la création (hommes puis femmes), Sergio s’occupe des affaires. Ensemble, dans le sillon d’autres créateurs (Gianni Versace et Miuccia Prada notamment), ils vont permettre à Milan de devenir le centre névralgique de la mode italienne, valorisant son industrie et le made in Italy. Jusqu’à faire de l’ombre à Paris dans les années 80 et 90, avant que les grands groupes français ne perturbent l’ordre des choses. A la fin des années 70, Yves Saint Laurent est la référence du prêt-à-porter féminin, mais Armani se veut plus ouvert, plus facile.
«Certains créateurs ont la chance de faire une mode plus libre, avec moins de contraintes de style. En ce qui me concerne, les gens me connaissent pour ma cohérence», admet-il un jour dans le Figaro. Giorgio Armani ne se départira plus de sa ligne. Ses couleurs phare : le grège qu’il invente (mélange de gris et de beige), l’ivoire, le blanc, le bleu marine. Et une formule jamais abandonnée : des silhouettes pour urbains à fort pouvoir d’achat, une élégance très portable, des classiques revisités (les doublures des vestes disparaissent comme les tissus synthétiques), avec le costume traditionnel en point central mais largement moins engoncé que ce que les décennies précédentes avaient imposé.
Ces mêmes silhouettes se fondent parfaitement dans la nuit, le disco, la frime, le tout feu tout flamme des années Reagan et Berlusconi dont la popularité explose alors en Italie. Giorgio Armani habille les femmes avec des références à la mode masculine et des emprunts aux coupes et aux tissus habituellement réservés aux costumes taillés pour les hommes. A la mort de Sergio Galeotti du sida en 1985, le couturier se retrouve seul, contraint de gérer sa société et ses tentacules tout en continuant à dessiner ses collections. «Je suis devenu un homme d’affaires autant qu’un créateur», explique-t-il pour décrire ce moment clé de sa vie. Armani plonge dans le travail. Il aimait à dire que «pour être créatif, vous devez être capable d’encaisser la douleur […] Si tout va bien, vous devenez ennuyeux.» Le dessin qu’il maîtrisait brillamment est resté année après année concentré sur la simplicité des lignes, une mode commerciale basée sur une élégance bon chic sans excès créatif.
Giorgio Armani s’est toujours tenu à distance des diktats du secteur. Visionnaire mais peu friand d’interviews, il a souvent devancé les grands débats qui émergent aujourd’hui. Ainsi en 2006, il est l’un des premiers à se positionner contre la présence de mannequins trop maigres dans ses défilés : «Je n’ai jamais aimé les filles minces et je ne les ai jamais fait monter sur le podium.» Deux ans plus tard, il se plaint du rythme effréné de l’industrie dans le New York magazine : «Au cours des dix dernières années, trop a été fait trop vite, chacun cherchant toujours à produire quelque chose de nouveau. […] Tout changeait très rapidement. C’est le côté négatif de la mode, qui la rend un peu ridicule aujourd’hui.» Il a pourtant lui aussi plongé abondamment dans la logo mania et incité sans en avoir conscience les copieurs de la planète à imprimer son nom sur des tee-shirts de mauvaise qualité vendus sur les marchés. Travailleur infatigable, il aura tenu tout au long de sa carrière à tenir les rênes de son entreprise, refusant à la fin des années 90 l’offre de Bernard Arnault qui voulait le voir voguer sous pavillon LVMH.
PROTÉGER LA MARQUE
A la tête d’un groupe fort d’un chiffre d’affaires net qui a atteint 2,3 milliards d’euros en 2024, grâce principalement aux parfums – mais qui accusait, comme toutes les maisons de luxe, une chute de ses résultats soit, dans le cas d’Armani, une baisse de 5 % par rapport à l’année précédente –, actionnaire unique de son empire, il avait fait savoir qu’il aimerait que ses proches s’accordent après lui pour diriger son groupe : ses nièces Silvana et Roberta Armani, son neveu Andrea Camerana, ainsi que Leo Dell’Orco, son collaborateur de longue date. Il avait ainsi déclaré à Bloomberg: «La fondation, dirigée par les personnes les plus proches de moi, décidera de l’avenir du groupe Armani.»
A eux désormais de protéger la marque des dérives de certains de ses sous-traitants, qui entachent sa réputation, comme ce fut le cas au cours de l’été 2024 quand la marque avait été mêlée à un scandale concernant les conditions de travail déplorables des employés sans papiers de l’un de ses fabricants.En 2025, cinquante ans après son apparition dans le paysage vestimentaire, Armani reste le symbole d’une allure non révolutionnaire mais rassurante, d’un style qui dure sans se démoder. Avec sa disparition, s’ouvre un nouveau chapitre de la maison qu’il a fondée, l’une des plus belles réussites de la mode italienne.
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