LE FABULEUX DESTIN DE JORDAN JEGAT

Portrait Jordan Jegat, un fabuleux destin

Avant de devenir pro, le Breton a connu l’usine. Cette année, le grimpeur a fini dixième du Tour. Récit d’une inattendue ascension.

« (...) le grimpeur a sa conception du métier : 
il n’y a pas un gagnant et 170 perdants »

« (...) aujourd’hui, c’est la course à la pépite... 
on a raté plein de Jegat »

5 Sep 2025 - Vélo Magazine
Par Matthieu Lambert.

À 26 ans, le grimpeur de Totalenergies, excellent dixième du Tour, accède à une notoriété à côté de laquelle il a bien failli passer. Parcours atypique oblige.

Tour de France, 21e. Extérieur jour. Le peloton roule à faible allure en périphérie de Paris. Lenny Martinez s’approche de son compatriote Jordan Jegat.

Lenny (épaté) : « Putain, dix du Tour, mec. Comment tu as fait ?

T’es une machine. »

Jordan (modeste) : « Mec, tu as gagné des étapes sur Paris-nice, le Romandie, le Dauphiné... Plein de courses World Tour. Moi, j’ai zéro victoire à mon palmarès. C’est incomparable. »

Lenny : « Non, sérieux, comment tu te débrouilles pour tenir tous les jours à cette vitesse ? Moi, je ne pourrai jamais. C’est soit à fond, soit tranquille. »

Jordan : « Moi, c’est l’inverse. J’aime bien les rythmes très élevés, mais aussi très linéaires. M’accrocher, assis sur la selle. Si tu me vois faire comme toi, me mettre en danseuse, me rasseoir, me remettre en danseuse, c’est que je suis en défaillance. Pas d’à-coups, pas de brusque changement d’allure. Régularité. C’est peut-être pour ça que je suis arrivé à bien m’exprimer sur le Tour. »

Ce dialogue authentique pourrait être tiré d’un film intitulé Le fabuleux Tour de France de Jordan Jegat. Un long-métrage sorti sans la moindre promo, mais générateur de scores inattendus au boxoffice, porté par un excellent bouche-à-oreille. Son acteur principal goûte sa notoriété subite auprès du public des critériums, et lors de sa rentrée officielle au Tour de l’ain : selfie, autographes, félicitations. Vit bien son nouveau statut, certes un peu moins demandé et exposé qu'un Kévin Vauquelin, pas du tout jalousé. « Ça m’allait d’être en deuxième rideau. J’ai pu rester dans ma course. » Sa course, il en parle comme on ouvre le séquencier. Il l’a morcelée plan par plan, ne dit pas « Nantua-pontarlier » mais « étape 20 », ni « Ennezat-le Mont-dore », mais « étape 10 ». Jason, son frère aîné et premier supporter, omniprésent en juillet, à vélo à ses côtés lors des repérages des cols un mois plus tôt, en a tourné le making of au portable. Dévoilant quelques rushes captés lors de Toulouse-toulouse (pardon : « étape 11 »). Les attaques fusent de toutes parts, gros chantier. Notre héros, langue pendante, ballotté, se bat pour survivre. « Tu galères, là, hein ? » Oh oui, bim-bam-boum, full gas, ça lui a rappelé ces courses Élites où il s’est longtemps produit sous les maillots du Team Fybolia Locminé puis de L’UC Nantes Atlantique. S’il ne rechigne jamais à partir en échappée, un coup doit suffire, son corps et son esprit ne supportent pas le côté on y va, on y va plus, on y va. « Je déteste ces schémas de courses décousus. Voilà pourquoi j’étais nul chez les amateurs. »


Montreur, monteur et décortiqueur, Jason prodigue conseils sur le jeu, recadre au besoin si la star n’est pas à son avantage face caméra. « T’es cramé, là, je sais. Mais tu pourrais sourire, quand même ! » Pour le reste, Jordan est un grand garçon. À même de faire des propositions, comme on dit des artistes en plateau. Capable de tirer les leçons d’une prestation encourageante mais inaboutie. L’an dernier, pour sa découverte du Tour (28e), le natif de Vannes déraciné à Nice (le climat, le relief, l’aéroport) a perdu du temps sur le plat. Beaucoup. Exprès, pour s’économiser en vue d’une hypothétique victoire d’étape. Huit minutes par-ci, onze minutes par-là... « Mis bout à bout, si j’avais suivi le peloton, j’aurais pu intégrer le top 20. Cette année, j’ai décidé de ne pas me relever bêtement, viser une place dans les quinze premiers. J’étais assez confiant en ma capacité à tenir sur la durée... » L’état-major de Totalenergies, porté sur les succès ponctuels, a exprimé un peu de scepticisme. Mais au premier repos, le dossard 186 pointait au 14e rang, sans débours excessif. La suite est connue. « J’ai validé ce que j’espérais physiquement. Donc, je ne suis pas surpris. C’est gratifiant. » En prononçant ces mots, il craint de passer pour arrogant. « En France, si tu affiches des ambitions, on te rigole un peu au nez...tu es prétentieux. » Il faut surtout y voir de la sincérité. Sa conception du métier : il n’y a pas un gagnant et 170 perdants. Toujours quelque chose à aller chercher. Avec ce que son frangin appelle « la petite surprise en plus », la marque de fabrique d’un garçon courageux. Jason : « À la télé, je regarde lui et personne d’autre. Le jour du Tourmalet, une course de zinzins, il m’a choqué. Je savais qu’il vivait un moment horrible. Mais il tient, face à des monstres. Son mental, c’est sa grande force. »

En ménageant quand même ses méninges. « Je peux paraître décontracté, un peu baba cool. » La vue des caleçons et t-shirt pas étendus séchant à l’arrache sur la terrasse de son appartement niçois, le copain hébergé qui pionce à 15 heures dans la chambre, l’insolite sacoche de cyclotouriste au guidon du vélo d’entraînement plaide pour ce catalogage. « Je suis sérieux... sans me prendre au sérieux. Quand je sais ce que je veux, je me donne vraiment, je deviens pointilleux. » La pression du Tour ne l’a pas empêché de trouver le sommeil. « Au contraire. Quand tout fonctionne... L’insomnie, c’est quand tu es mauvais sans savoir pourquoi. J’ai très bien dormi en juillet. » À 26 ans, il a connu des nuits moins douces.

Usine Le Ster (Locminé, Morbihan), spécialisée dans la pâtisserie industrielle. 2020, année de pandémie. Travelling avant sur les ouvriers de l’équipe de nuit (3 heures-11 heures). Zoom sur Jordan Jegat. Posté au début de la chaîne, l’intérimaire glisse une feuille dans chaque moule qui défile, répète le geste inlassablement. Son voisin engage la conversation.

L’ouvrier : « Ça fait un petit moment que tu es avec nous sans interruption. On te voyait moins, avant. »

Jordan : « Oui, à la base, je travaillais ici seulement durant les vacances scolaires. Je suivais un BTS management des unités commerciales à Redon. J’avais besoin de sous pour payer le loyer, les trajets. Mes parents ont une philosophie : on n’a rien sans rien, je dois subvenir à mes besoins. Je ne me plains pas, il y en a qui font ça tout le temps : mon père bosse ici. »

L’ouvrier : « Tu ne comptes pas rester, donc ? »

Jordan : « Non, l’usine, c’est un second choix. Mon rêve, c’est d’être cycliste pro. En ce moment, les courses sont arrêtées à cause du Covid, j’ai juste eu le temps de courir l’essor Basque avec mon nouveau club. Donc, j’en profite pour travailler, mettre de l’argent de côté. En 2021, je prends une année sabbatique pour atteindre mon objectif. »

L’ouvrier : « Mais attends, t’as quel âge ? Tu as 21 ans ? C’est pas un peu tard, déjà ? »

Évidemment que c’était un peu tard. Et la condition d’étudiant-ouvrier, mixer cours et 3-8, ne favorise pas la performance ni n’insuffle la motivation pour s’entraîner. Les archives du site Directvelo, bible en ligne du cyclisme d’en bas, en attestent. De 2018 à 2021, notre homme figure dans les profondeurs de ce challenge par points, baromètre de la hiérarchie amateure : 621e, 326e, 166e, 64e. Progression constante, mais seulement deux victoires en « toutes catés » en 2021. Personne ne passe pro avec pareilles stats. Jegat a sauté le pas parce que son club de DN1 accédait à l’échelon continental, la Troisième Division.

Parce que le manager Anthony Ravard avait entrevu des capacités, une grosse marge de progression malgré des résultats maigrichons. Des watts, de l’endurance, des facultés de récupération. « La bonne équipe, le bon moment, le bon dirigeant, synthétise Jason. Ravard l’a pris aussi pour le côté humain ; mon frère est un bon gars, apprécié de tous. Et sportivement, il savait qu’il ne serait pas à la rue. » Sans l’opportunité nantaise, Jordan, sceptique sur le combo boulot-vélo, aurait probablement stoppé la compétition « car je ne me vois pas rouler sans but », fait valoir son diplôme, cherché un CDI « comme tout le monde ».


Le Breton d’origine, redevenu « un lion » sur les courses, 
vit en toute simplicité dans son appartement niçois où il conserve précieusement 
son dossard (à g.) du dernier Tour de France, qu’il a terminé à la 10e place.


Comme son frère, tombeur de Valentin Madouas à 15 ans, prometteur, dont la carrière a avorté. « Trop motivé, trop de sacrifices, pas assez de suivi », analyse le cadet, marqué par ce contre-exemple. Puisqu’il s’en est fallu de peu, le rescapé espère que son éclosion tardive fera réfléchir les recruteurs : les parcours atypiques, ça existe, le cyclisme est aussi (et peut-être avant tout) affaire de maturité. « Aujourd’hui, c’est la course à la pépite de 18 ans, note Jason. À coup sûr, on a raté plein de Jegat... » Leader de Nantes dès sa deuxième saison, le Vannetais a tapé dans l’oeil des inspirés casteurs de Totalenergies fin 2023. « J’entre par la petite porte, je fais mon trou tout seul. Pas eu besoin de forcer le trait, les gars ont travaillé pour moi, naturellement. Il y avait une place à prendre dans mon registre. Grimpeur. » Plus branché sagas que one shot, profil assez rare. « La majorité des coureurs préfèrent les épreuves d’un jour. J’y prends moins de plaisir, même si je devais tester Liège. J’aime voir l’évolution du classement général, le soir... » Question d’éducation, il croit en la valeur du travail, beaucoup, à son étoile, un peu. « Il s’est accroché à son rêve d’enfant sans penser que c’était encore possible », dit joliment Jason. Quand il flanchait, l'entourage veillait.

Un restaurant quelque part en Bretagne, 2022. Jordan dîne avec son père, ancien triathlète.

Père de Jordan : « Tu te souviens, tu devais avoir 4 ans, nous étions allés chez nos cousins marchands de cycles à Locminé. Un petit vélo brillait dans la vitrine. Tu le voulais... »

Jordan : « Oui, tu m’avais répondu que tu me l’offrirais seulement si je faisais des courses. Bon, j’ai commencé avec un vélo d’occase... »

Père de Jordan : « Quand tu t’y es mis, tu gagnais presque tout le temps en minimes, en benjamins. Si tu perdais, tu balançais le vélo, le casque ! »

Jordan : « Tu m’engueulais, forcément. Le matériel coûte cher. »

Père de Jordan : « Écoute... j’ai l’impression que tu n’as plus cette flamme en toi. Qu’est-ce qui ne va pas ? Redeviens un lion ! »

L’exhortation paternelle a infusé. Jegat s’est repris, a ravivé la flamme, entretenue sans les éclats associés – respect du matos, plus de jet de casque intempestif. Sujet à un léger fléchissement, un rien suffit à le remettre dans l’axe. Ado, il avait essuyé une baisse de désir pour le vélo. Marre des mercredis et des samedis sans pouvoir aller aux anniversaires. L’arrivée au club de nouveaux potes costauds et taquins l’avait remotivé. Le célibataire n’a plus délaissé sa petite reine. Il parle de déflorer son compteur de victoires, et vite. De maillot à pois, de port du maillot jaune, de bouquet sur le Tour, tout en améliorant son classement final. « Il faut garder les pieds sur terre, mais je pense pouvoir faire un peu mieux, m’approcher du top 5. » Ambitieux. Posé. Calme en toutes circonstances. Imperméable aux pressions, demandez-donc à Simone Velasco, l’énervé de Pontarlier, le rôle du méchant, furieux, insultant et menaçant car la présence à l’avant d’un Jegat bien placé au général compromettait la réussite de l’échappée.

« L’idée de céder à ses intimidations ne m’a pas traversé. Soit le navire y va, soit il coule. Mais je coule avec le navire. Si tu parles sans arrêt, on ne peut plus faire de vélo. En plus, le fait de te focaliser sur les éléments parasites t’empêche de performer. Tous les mecs qui sont restés concentrés, ont joué les premiers rôles dans le final... » Insubmersible Jordan, incité par ses dirigeants à faire du Jegat. Traduction : courir offensif, avec de l’envie et de l’audace. La liste de ses envies, justement ? Vacances au Japon fin octobre, dans la foulée du baisser de rideau asiatique – l’an dernier, il a décompressé au pays du Soleil-levant avec Mattéo Vercher, Émilien Jeannière, et son meilleur pote et voisin Thomas Bonnet. Se ressourcer en Bretagne trois fois l’an minimum. Mater des courses dans le canapé, s’adonner aux jeux vidéo, « juste rester tranquille ». Encourager son frère revenu à la compète, pour le plaisir uniquement. Le feelgood movie appelle une suite, Jegat 2, le (re)tour, sortie prévue pour juillet 2026. Pour patienter, on se quitte sur cette scène coupée au montage, en forme de bonus.

Intérieur jour. Appartement de Jordan, salon-cuisine. Jordan remplit les tasses de café. Assis face à lui, un journaliste. Au fond de la pièce, le photographe effectue les réglages de son appareil.

Le journaliste : « Avec ce que tu as réalisé, ton statut va changer, à tous points de vue. Ton contrat a été revalorisé ? »

Jordan : « Non, pas pour l’instant. J’ai été augmenté quand j’ai resigné fin 2024, pour deux saisons. Un contrat est établi sur la base de ce que tu as fait avant. Je suis donc actuellement payé pour ce que j’ai réalisé l’année dernière. Je préfère ne pas dévoiler mon salaire. Ça reste un sujet tabou pour le grand public. L’autre jour, un gars m’a dit : “Tu vas bien gagner ta vie maintenant. Tu vas t’acheter quoi comme voiture ?” Mais non. Je n’ai même pas de voiture, je circule en scooter, ça me va. J’ai envie de simplicité. »

Le journaliste : « Ton appartement traduit cet état d’esprit. Pas de déco, murs nus. À part ce tableau. »

Jordan : « Il y était déjà quand je suis arrivé. Je ne l’ai pas décroché. Il me plaît bien. »

Le journaliste : « Parce qu’il représente un lion ? Assis, paisible, mais à l’affût quand même ? Pour te rappeler les mots de ton père, une sorte de post-it ? Cette bête, c’est un pense-bête ?

Jordan (Sourire.) : « Quelque chose comme ça, oui. » 

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