LA RENTRÉE DE L’OGRE POGACAR
Tadej Pogacar et ses coéquipiers à Valence (ESP)
lors d’un stage de pré-saison en décembre.
Auteur, l’an dernier, d’une des plus grandes saisons de l’histoire, Tadej Pogacar attaque celle à venir sur le Tour UAE avec la même ambition de tout écraser, face à une concurrence qui semble résignée.
"Le moment où Pogacar m’a doublé, je me souviens du regard qu’il m’a lancé,
comme s’il avait de la peine de me voir galérer et lui de passer comme ça"
- EWEN COSTIOU, COUREUR D’ARKÉA-B&B HOTELS
17 Feb 2025 L'Équipe
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL YOHANN HAUTBOIS (avec A. Ro.)
ABU DHABI (EAU) – En pénétrant dans l’avion de la compagnie EtihadAirways, vendredi matin au départ de Milan, certains coureurs ont probablement blêmi en voyant quelques tenues de la formation UAE et puis souri en constatant l’absence de son leader, Tadej Pogacar, sur le vol EY82. L’atterrissage émotionnel à Abu Dhabi a dû être violent car enréalité, parti un jour plus tôt pour satisfaire un sponsor local, le Slovène lancera aujourd’hui, comme prévu, sa saison à l’occasion de la course du pays, les Émirats arabes unis, qui finance son équipe, et qu’il a déjà remportée à deux reprises, en 2021 et 2022. Excepté ses équipiers, et ses actionnaires donc, sa présence ne réjouit aucun des 133 autres coureurs alignés et résignés. Hier, lors de la conférence de presse, Tadej Pogacar trônait au milieu de la scène, ses commis (JasperPhilipsen,JonathanMilan, Tim Merlier, Lennert Van Eetvelt, Pello Bilbao) autour de lui et aucun d’entre eux n’a imaginé pouvoir endosser le costume de Judas. Tétanisé par le contexte et le fait d’être assis à la gauche du Slovène, Van Eetvelt a semblé avoir déjà abandonné l’idée de doubler après sa victoire de l’an dernier : «Quand Tadej est inscrit, on sait que cela va être très dur, qu’on va disputer la seconde place.»
Plus expérimenté, Pello Bilbao n’a pas cherché non plus à jouer les fiers-à-bras: «C’est impossible de le battre en montée.» Une résignation collective qui a surpris jusqu’au manager suisse d’UAE, Mauro Gianetti, prudent quand même sur leurs intentions. «J’ai entendu (cette résignation) mais il faut voir si c’est de la scarramancia (superstition) ou s’ils le croient vraiment (sourires)», a-t-il lancé. Son protégé aussi joue la comédie, poli quand il explique qu’à «chaque début de saison, j’ai des doutes sur macondition physique, sur la forme. Je croise les doigts pour que la saison soit la même que l’an passé.»
Avec 25 victoires – record d’Alessandro Petacchi égalé depuis la création du World Tour –, son année avait été jugée par Julian Alaphilippe, en stage à Calpe en janvier, « spectaculaire. Et j’ai entendu qu’il n’était qu’à 20 % de son potentiel (rires).»
« Très bien d’êtredeuxième»
Gargantuesque pour les uns, indigeste pour quelques autres, cette domination amène le peloton à naviguer entre abandon et fascination après les numéros réalisés sur les Strade Bianche, à Zurich lors des Championnats du monde, au Lombardie et bien sûr son ultra-domination lors du Giro pour sa première participation et lors de sa troisième victoire sur le Tour. «Dès qu’il est là, tu n’es pas à te dire que tu cours pour faire deuxième mais presque. Tu espères mais tu ne peux rien faire. De toute façon, ça ne sert à rien, il a trop de marge. Il peut avoir une crevaison, il peut rentrer et redoubler. Tu t’accroches juste le plus longtemps possible.» Celui qui s’exprime ici n’est quand même pas une pince (2e des Jeux cet été, 3e du Tour des Flandres en 2022, juste devant… Pogacar), mais Valentin Madouas est comme les autres, pragmatique, sur ses chances de coller le Slovène de 26 ans à la route.
Ce principe de réalité s’impose à tous, même à ses adversaires les plus solides et les plus orgueilleux, estime le coureur de la Groupama-FDJ : « Oui, il y a une vraie résignation. Même un Remco (Evenepoel), je suis sûr qu’au fond de lui il sait qu’il a perdu. Si c’est le Pogacar de fin de saison, Mathieu Van der Poel sait très bien qu’il est mort (sur les classiques).» Après son raid de dingue lors des Mondiaux de Zurich, les deux lui ont presque baisé les pieds. Le Belge a admis que c’était « très bien d’être deuxième » et le Néerlandaiss’estinclinédevantsonhégémonie: « On a l’impression que ce n’est que le début.»
On est en février, il n’a pas encore mis un coup de pédale en compétition qu’il leur file déjà tous la trouille et certains seraient tentés de calquer leur calendrier sur celui du Slovène, pour ne pas croiser sa route. Quand on a soumis l’hypothèse à Julian Alaphilippe, le nouveau coureur de Tudor a tiqué : « Pas la majorité j’espère ! Ou alors faut changer de sport.» Au sein de la jeune génération, Pierre Gautherat est sur la même ligne que son aîné: «Je ne vais pas dire que je ne veux pas faire Milan-San Remo parce que Pogacar est aligné, car j’ai envie d’être sur cette course (sourires), rappelle le coureur de Decathlon AG2R La Mondiale. Mais c’est plus compliqué pour nous quand il est là. Il y a toujours ce petit pourcentage qui te dit que tu peux y arriver et c’est ce qui me pousse à m’entraîner dur, à aller rouler sous la flotte. Sinon, je ne le ferais pas.»
Chez Visma-Lease a bike, après une saison de déveine, on n’a pas encore hissé le drapeau blanc. Si Christophe Laporte admet qu’UAE a « beaucoup dominé», il remarque, perfidement, que la formation émirienne n’a «pastoutgagné.OnaremportéParis-Nice et Tirreno-Adriatico, ce qui n’avait jamais été fait. Après, Pogacar et UAE, c’est une autre question. On ne peut pas nier sa domination mais sur le Tour, Jonas (Vingegaard) était là, il a gagné une étape devant Pogacar (au Lioran). On se concentre sur nous. S’il est toujours dominant, qu’est-ce qu’on peut faire? On va faire le maximum pour le combattre, enfin pas forcément moi car ce n’est pas mon concurrent direct, et heureusement (rires).»
Marc Hirschi a bien connu le phénomène, il était encore son équipier l’an passé avant de rejoindre Tudor. Lui non plus n’a pas envie de disputer le match et, pour le Suisse, mieux vaut laisser filer le train quand le champion du monde enclenche. «Les coureurs savent que, s’ils suivent Tadej, ils vont exploser et ne rien avoir au bout, sauf à terminer dixième ou douzième, confirme-t-il. Alorsque si je joue intelligemment, je serai deuxième. On ne sait jamais, il peut tomber malade, se sentir moins bien mais c’est très difficile de combler cet écart. Alors, oui, je rêve de gagner, je vais essayer de gagner mais il faut rester réaliste.» Et accepter de passer pour un junior.
Lors du dernier Giro, Ewen Costiou, échappé vers Santa Cristina Valgardena, avait vu le jet slovène l’aspirer puis le gober. Le coureur d’Arkéa-B&B Hotels n’a pas oublié: «Ce jour-là, j’avais des jambes de feu. Le moment où Pogacar m’a doublé, c’était hallucinant. Je me suis dit : “Ce mec est sur une autre planète”. Et je me souviens du regard qu’il m’a lancé, comme s’il avait de la peine de me voir galérer et lui de passer comme ça. Après, on se demande ce qu’on fout à courir contre un mec comme ça (sourire). » Le Breton n’est pas le seul mais, heureusement pour lui, engagé hier sur le Tour de la Provence, il n’est pas aux Émiratsarabes unis cette semaine.
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Tadej Pogacar en pleine séance de dédicaces, hier, avant le départ du UAE Tour 2025.
Pour le moment, ça reste un hit
Le coureur slovène continue de dominer, mais, sur le long terme, pourrait-il lasser le public ? Le peloton reste divisé sur le sujet.
“Pogacar court à l’instinct. Dès qu’il sent un truc,
il y va, et pour cela, on ne perdra jamais le fil avec le public ''
- PIERRE GAUTHERAT, COUREUR DE DECATHLON-AG2R LA MONDIALE
17 Feb 2025 - L'Équipe
Y. H. (avec A. Ro.)
On ne va pas jurer que ce Tour des Émirats arabes unis sera d’un grand cru et méritera de passer ses sept prochaines matinées devant la télé (trois heures de décalage horaire, arrivée prévue tous les jours vers 13 heures en France). Ni que le suspense sera insoutenable. Mais cela ne préfigurera pas de l’intérêt de cette saison, quand bien même le Slovène raflerait tout, encore une fois. Dans le peloton, les avis sont plutôt partagés.
Valentin Madouas, par exemple, estime que ces performances sans opposition « ne font pas grandir le vélo, mais dans le futur, peut-être qu’on dira que oui. Là, non, quand on écoute autour de nous, il y en a de moins en moins qui regardent les courses dès qu’il est au départ. Mais dans le futur, peut-être que ce sera quelque chose qui aura donné envie à des gens de faire du vélo. » Même scepticisme chez Christophe Laporte: « Je ne dis pas que les gens vont se lasser, mais c’est plus intéressant d’avoir un peu de suspense jusqu’à l’arrivée plutôt qu’un coureur qui part tout seul à 80 km de l’arrivée.»
Pour Fabian Cancellara, patron de l’équipe Tudor et triple vainqueur de Paris-Roubaix, « Pogacar ne va pas tuer le vélo ». « Je n’aime pas le terme. Mais évidemment si quelqu’un domine autant, c’est comme Max Verstappen en Formule 1, compare-t-il. Je ne sais pas vous, mais pour moi, cela devient moins intéressant, je suis un peu moins les courses. En cyclisme, on pourrait voir la même chose, mais quand Eddy Merckx dominait également tout ou quand Tom (Boonen) et moi gagnions les Flandriennes, ensuite, il y a eu de nouveaux coureurs, de nouveaux noms.»
Mauro Gianetti convoque un autre sport, le tennis, et son époque dorée Federer-Nadal-Djokovic, une façon de saluer la densité du peloton de Mathieu Van der Poel à Remco Evenepoel en passant par Jonas Vingegaard et Tadej Pogacar : « Quand il y avait Federer et Djokovic, tout le monde regardait car c’était beau à voir. Les gens aiment le vélo parce que c’est également beau à voir. » Chez les plus jeunes, probablement fascinés par le coureur slovène, aucun risque de lassitude. Pierre Gautherat salue au contraire l’attitude du quadruple vainqueur du Tour, loin de la réserve d’un Miguel Indurain ou de la morgue, entre autres, de Lance Armstrong. « Il fait le show, et sur certaines courses, les écarts sont infimes, rappelle le coureur de Decathlon-AG2R La Mondiale. Les Championnats du monde étaient exceptionnels à regarder, et pourtant c’était plié à 100km de l’arrivée. Pogacar court à l’instinct. Dès qu’il sent un truc, il y va, et pour cela, on ne perdra jamais le fil avec le public.»
Marc Hirschi concède que la saison à venir sera un bon baromètre pour jauger la lassitude des fans, puisque « certains vont commencer à s’ennuyer, mais en même temps, la plupart connaissent le vélo grâce à Tadej, reconnu dans le monde entier. » Il suffisait de voir au printemps l’engouement populaire autour de son car lors du Giro, la ferveur le matin du Lombardie ou tous les maillots sur les épaules des enfants pendant le Tour pour constater qu’une vraie «Pogamania» est en cours. Et parce que ce sport est soumis à toute sorte d’aléas, tout peut vite balayer les certitudes, constate le puncheur de Tudor : « Ça va tellement vite dans le cyclisme aujourd’hui. Vous pouvez tomber malade, être souffrant, d’autres coureurs peuvent émerger aussi. Peut-être que la saison prochaine sera celle de Remco ? »
Pogacar peut en témoigner, lui qui avait fini au tapis lors de Liège-Bastogne-Liège en 2023, alors que, déjà, il n’avait jamais semblé aussi fort.
Y. H. (avec A. Ro.)
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